Un juriste et deux figures du paysage politique s'expriment sur les motivations cachées du projet de loi en gestation Kaïs Saïed (professeur de droit constitutionnel) : «Pourquoi ne pas attendre le nouveau texte de la Constitution ?» La question qui se pose de prime abord est la suivante : y a-t-il réellement une nécessité et une urgence à la révision des textes réorganisant les mosquées ? Je ne pense pas. Y a-t-il eu, par ailleurs, une revendication du peuple afin que l'Assemblée nationale constituante vote ces projets de loi révisant les prérogatives des mosquées ? Non. A mes yeux, il aurait été plus judicieux et utile de réviser la loi sur la réorganisation des mosquées afin d'empêcher que ces dernières ne soient utilisées dans un but politique. Autrement dit, la religion ne devrait pas être instrumentalisée par n'importe quelle partie ou parti politique. Le service public religieux doit être, donc, neutre et ne devrait point être un espace partisan ou politique. Justement derrière ces projets de loi il y a, il est clair, des objectifs, des arrière-pensées et un désir obscur d'instrumentalisation politique des mosquées dans l'avenir. Le fait de redonner à la mosquée un rôle éducatif risque de causer un dédoublement et un systyème d'éducation à deux têtes. Concernant l'unité religieuse, je dirais que ce problème ne se pose plus dans notre pays. Quant au rôle d'arbitre et de censeur de la sauvegarde de la vertu et la prévention du vice octroyé à la mosquée, il relève logiquement des fonctions de l'imam. Or, cette fonction a toujours existé auparavant, il n'y a donc pas lieu de la doubler par d'autres. En fait, je ne comprends pas pourquoi cette précipitation et pourquoi ne pas attendre le nouveau texte de la Constitution afin de réorganiser les mosquées ? Ce serait, certainement, plus logique et plus efficace. Mahmoud Baroudi (constituant de l'Alliance démocratique) : «Islamisation rampante» D'abord, on peut se demander pourquoi avoir choisi ce timing pour soumettre à l'approbation des constituants ce genre de projets de loi révisant les prérogatives des mosquées, alors qu'il existe tant de questions beaucoup plus urgentes, à l'instar de l'Isie, de la justice transitionnelle, par exemple. Mais à regarder de plus près toutes les propositions de projets de loi qui se sont succédé tels ceux concernant la finance islamique, les habous (awqaf), on peut comprendre que le but n'est autre que l'islamisation de la société. En tant que constituant, je me sens vraiment tiraillé et je ne sais sur quoi me concentrer : dois-je me focaliser sur les projets de loi ayant trait à la justice transitionnelle, l'Isie (Instance supérieure indépendante des élections), les habous ou sur ceux concernant la réorganisation des mosquées. Car étudier un projet de loi suppose une lecture et une compréhension afin de se faire une idée et d'avoir sa propre opinion. D'autant que les priorités vont aujourd'hui aux projets de loi sur l'Isie, la justice transitionnelle et la loi de finances 2014. Voilà qui me pousse encore une fois à m'interroger sur l'urgence de ce projet de loi. A mon avis, il faudrait que la partie ou les partis politiques qui sont derrière ces propositions de projets de loi, arrêtent cette fuite en avant politique qui exprime une volonté cachée d'islamisation de la société, en mettant en cause le caractère civil de la société et de l'Etat. Mais je ne crois pas qu'un tel projet de loi passera parce qu'il relève plutôt de la décision politique que de celle purement législative. Abdelwahab El Héni (président du parti Al Majd) : «Ouverture sur le sectarisme» «Nous pensons que le fait d'intégrer les mosquées dans le tissu urbain et dans le plan d'aménagement est une très bonne chose. Car cela permet d'éviter l'anarchie et nous parlons là de la mosquée en tant que lieu de culte. Soit sa fonction principale. En revanche, nous rejetons toute autre tentative d'ouvrir la porte à d'autres fonctions suspectes de la mosquée, car il faudrait qu'elles soient conformes aux lois de la République. Nous pensons que tels que formulés, les articles de ce projet de loi véhiculent certains aspects qui risquent d'ouvrir la porte à des tentatives de sectarisme de la religion (Ikhwanisme) et d'instauration d'une sorte de police religieuse. Surtout quand on donne à la mosquée le «rôle d'arbitre et de censeur dans la sauvegarde de la vertu, la prévention du vice et la préservation de l'unité religieuse». Or nous pensons que la mosquée est un facteur d'apaisement dans la vie de la cité et des citoyens et non un vecteur de discorde. De plus, quelle urgence y a-t-il à présenter à l'ANC ce genre de projet de loi qui pourrait être évoqué lors de la revue du Code d'aménagement ? La priorité, ici et maintenant, est de finaliser la Constitution et de demeurer attaché aux attentes du peuple et de la révolution dont les revendications sont claires : travail, liberté et dignité».