Le dilemme d'Ennahdha aujourd'hui est que d'une part il semble conscient de la nécessité politique d'opérer des changements et, d'autre part, convaincu que si le parti cédait sur quelques demandes, il pourrait signer son arrêt de mort en poussant le premier élément d'un château de cartes. Quand Fathi Ayadi, président du conseil de la Choura, appelle la foule massée place de la Kasbah à ne porter que le drapeau tunisien en guise de preuve d'amour pour la nation, sans trouver d'écho, quand l'animateur de la soirée appelle à l'unité autour du pays et que certains présents rétorquent que l'unité doit se faire autour du Coran, ou encore lorsque on entend des propos, parfois haineux à l'encontre des adversaires politiques alors même que le « thème officiel » de la soirée était l'unité nationale, on se rend compte très aisément de l'écart entre les dirigeants du parti (et leurs acolytes) et les supporters portant les idées de l'aile extrême du parti islamiste. C'est le sentiment qui règne en ce samedi de grand rassemblement place de la Kasbah des pro-régime et défenseurs de la légitimité. Un rassemblement qui rappelle à Rached Ghannouchi celui de l'islamisation de La Mecque du temps du Prophète. Des propos invraisemblables en 2013, qui servent justement à entretenir l'euphorie des militants islamistes par un vocabulaire toujours tiré d'un registre religieux, et peu importe si c'est grotesque puisque « plus c'est gros, plus ça passe ». Et cela vaut également pour le nombre de participants qui frôleraient, selon les organisateurs, 250 000, un chiffre qu'on peut qualifier de totalement erroné, sans risque de se tromper. Mais s'il y a un chiffre qui devrait être important et sur lequel le parti Ennahdha ne communique pas, c'est bien celui du budget qui a été nécessaire pour l'organisation d'un tel évènement. Des bus venus de plusieurs gouvernorats lointains, une scène digne des grands festivals, des baffles énormes pour lesquels deux grandes grues ont été immobilisées, sans compter le fastueux repas servi aux frais de la princesse en guise de rupture du jeûne. Une contre-pétition est mise à disposition des acquis à la cause pour soutenir la légitimité électorale. Au milieu de la foule, nous rencontrons Omar Chetoui, membre de l'ANC et du CPR, scandant fièrement les slogans qui appellent au maintien de « la légitimité de l'ANC et du gouvernement ». « Le CPR et Ennahdha ont des valeurs communes, même si nous avons parfois des divergences avec certains députés de l'ANC... Aujourd'hui, je préconise un élargissement du gouvernement pour sortir de la crise, tout en maintenant la présidence actuelle du gouvernement », explique-t-il, avant d'ajouter que « le CPR est prêt à abandonner certains portefeuilles ». Le CPR, qui semble ne pouvoir exister que dans l'ombre d'Ennahdha, de peur de disparaître complètement s'il dévie de la ligne politique du parti de Rached Ghannouchi, fait offrande de sa ministre des Affaires de la femme, pour un discours de plusieurs minutes et enflamme la place en déclarant que « s'ils veulent nous obliger à mobiliser la rue, alors nous la mobiliserons ». Des propos qui avaient été auparavant entendus de la bouche du président du gouvernement Ali Laârayedh. Entre les discours, c'est la voix tendre d'une « sœur » récitant le Coran qui vient adoucir l'âpreté et la violence des discours, et notamment celui du président du mouvement Rached Ghannouchi , qui a appelé à un dialogue national tout en indiquant que « l'ANC et la présidence du gouvernement sont une ligne rouge ». Qualifiant ceux qui appellent à la dissolution de l'ANC de putschistes, Rached Ghannouchi propose une lecture de conspiration sur les évènements actuels et considère que les assassinats politiques qui ont secoué la Tunisie ne sont que l'œuvre de putschistes qui veulent exclure Ennahdha de la scène politique. Abandonnant souvent ses fléchettes adressées à ses adversaires politiques, Rached Ghannouchi s'est montré ouvert, par intermittence, reconnaissant pêle-mêle les mérites des bâtisseurs de l'Etat tunisien de l'après-indépendance, les vertus des acquis irréversibles de la femme tunisienne et appelant au dialogue et à l'unité nationale. Une posture très inhabituelle du chef de file de la formation islamiste. Recul tactique ou vérités de mûrissement propres à un véritable testament politique... L'avenir ne manquera pas de nous éclairer. Même propos du côté d'Abderraouf Ayadi, ovationné longuement par la foule. Lui qui excelle dans les discours populistes, pointe du doigt « un complot international amorcé en Egypte pour instaurer un nouveau tutorat ». Et par des gymnastiques linguistiques qui font oublier le cheminement du raisonnement, Abderraouf Ayadi, président du mouvement Wafa, en vient à l'impératif de libérer la Palestine et d'« immuniser la révolution ». Le dilemme du parti aujourd'hui est que, d'une part, il semble conscient de la nécessité politique d'opérer des changements et, d'autre part, conscient du fait que si le parti cédait sur quelques demandes, il pourrait signer son arrêt de mort en poussant le premier élément d'un château de cartes. Ennahdha, qui se trouve dans un tournant historique de son existence, tente de rallier les masses populaires autour des mêmes thèmes et des mêmes recettes que ceux qui ont fait l'embellie du parti lors de la campagne électorale du 23 octobre 2011.