Il est considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de l'Islam radical dans la région du Maghreb, Atmane Tazaghart est journaliste et essayiste algérien. Auteur de deux livres à succès : «Ben Laden, la destruction programmée de l'Occident, révélations sur le nouvel arsenal d'Al-Qaïda», et «Aqmi, enquête sur les héritiers de Ben Laden au Maghreb et en Europe» publié en 2011. Il expose dans ses livres la stratégie des islamistes radicaux pour prendre pied dans les pays de la région. Dans cet entretien, le chercheur analyse la situation dans laquelle se trouve désormais la Tunisie, nouvelle cible du terrorisme islamiste. Quelle est votre analyse de la situation actuelle de la région et en Tunisie ? Sur le plan sécuritaire, la région maghrébine dans son ensemble subit les conséquences de deux vagues successives de déstabilisation: la «révolution» soutenue par l'Otan et le Qatar en Libye et l'intervention française au Mali. La première a vu déferler sur la région du Sahel — et donc sur les frontières sud du Maghreb — des quantités impressionnantes d'armes en tous genres. La seconde a complété la première par un déferlement de troupes salafo-djihadistes débusquées de leurs anciens fiefs au Mali et qui cherchent à trouver refuge en Libye, dans le sud de l'Algérie et de la Tunisie, et dans une mesure moindre au Maroc et en Mauritanie... Que faut-il en penser ? Il y a, certes, un défi salafo-djihadiste qui se pose à tous les pays de la région maghrébine. Sauf qu'en Tunisie le flux djihadiste venant de l'extérieur vient se greffer sur un extrémisme salafiste interne qui prospère depuis la révolution et notamment depuis l'arrivée d'Ennahdha au pouvoir. C'est à dire que les troupes djihadistes qui affluent du Sahel — que ses membres soient de nationalité tunisienne ou autre — trouvent sur place des structures logistiques opérationnelles et bien installées dans le tissu social tunisien. Voilà la raison pour laquelle le danger est nettement plus menaçant en Tunisie. Les Tunisiens accusent directement le parti islamiste au pouvoir d'être de mèche avec les groupes terroristes, pendant que d'autres l'accusent de laxisme, quel est votre avis ? Il est incontestable qu'il y a eu beaucoup de laxisme. Les salafistes ont pignon sur rue et leur discours est de plus en plus menaçant. Rien n'est fait pour les rappeler à l'ordre. Par ailleurs, lorsque des salafistes versent dans la violence, qu'il s'agisse de l'attaque de l'ambassade américaine ou des assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, la riposte de l'Etat se fait attendre. Et cela prête à confusion: s'agit-il juste d'un affaiblissement de l'appareil sécuritaire après les changements postrévolutionnaires ? Où y a-t-il des complicités? Je ne suis pas un adepte de la théorie du complot. Mais quand j'entends Ghannouchi dire que les salafistes lui rappellent sa jeunesse, et quand je vois, avec stupéfaction, d'autres responsables d'Ennahdha, comme Sadok Chourou, Sahbi Attig, verser dans l'incitation à la violence et l'appel au meurtre, je me dis qu'il y a de la complaisance pour ne pas dire de la complicité : la violence salafiste est clairement tolérée, instrumentalisée et encouragée par tout ou une partie du mouvement Ennahdha. La Tunisie se prépare-t-elle à subir un cycle terroriste ? Quelle est en moyenne la durée de ces cycles ? Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un cycle terroriste inévitable. Je dirais plutôt que c'est le résultat d'un laisser-aller sécuritaire et d'un opportunisme politique qui a conduit Ennahdha à jouer avec le feu, en laissant faire les salafistes les plus violents. L'arrière-pensée de cette manœuvre consiste à croire que plus les Tunisiens souffriront de l'extrémisme salafiste, plus ils accepteront le parti Ennahdha réputé «modéré». Or, ce type de tactique relève d'une logique clanique incompatible avec l'esprit d'Etat qui doit caractériser l'action d'un parti au pouvoir. Par ailleurs, ce cycle infernal ne pourra être rompu que par un soulèvement interne de la part de certains cadres du mouvement Ennahdha pour mettre fin à ces pratiques, comme Hamadi Jebali a tenté de le faire, au lendemain de l'assassinat de Belaïd. Ou alors par une révolte populaire qui conduira à la destitution du parti islamiste au pouvoir, que ce soit par les urnes ou par la pression de la rue...