L'indemnisation des amnistiés ne doit pas être la priorité de l'Etat en ce moment. Ainsi se sont exprimés Houssine Dimassi, ministre des Finances démissionnaire, mais également plusieurs têtes d'affiche de la société civile, dont notamment Sihem Ben Sedrine. Interrogé par La Presse, le ministre des Droits de l'Homme, en charge de ce dossier, nie la mise en place d'un barème définissant la liste des amnistiés ni le montant des réparations mais invoque la possibilité de la création d'un fonds ouvert aux dons des particuliers, des Etats et des organismes. Une sorte de duplicata de ce fonds tant honni par les Tunisiens, le fameux 26-26. Gain de temps ou marche arrière? Les prochains jours nous le diront. Que dit la loi ? La question de l'indemnisation des prisonniers politiques a refait encore une fois surface d'une manière troublante. L'ex-ministre des Finances, Houssine Dimassi, invoque dans son communiqué de démission survenue vendredi dernier, le projet de loi relatif «à l'intégration au travail et à l'indemnisation des personnes ayant bénéficié de l'amnistie générale et leur ayant droit». Ces dépenses non prévues par le budget de l'Etat devraient, selon le démissionnaire, aggraver le déficit du budget de l'Etat, qui est déjà à un niveau insoutenable. L'article premier du décret-loi n° 2011-5 datant du 9 février 2011 paraphé par le président Foued Mebazaâ stipule qu'«est amnistiée, toute personne ayant fait l'objet avant le 14 janvier 2011 d'une condamnation ou d'une poursuite judiciaire auprès des tribunaux quels que soient leur degré ou leur catégorie». Cette loi a été mise en vigueur. Les personnes qui étaient encore en prison avaient été libérées et avaient réintégré leur travail. Selon Sihem Ben Sedrine, ils sont à peu près 5.000 à avoir récupéré leurs postes, notamment dans la Fonction publique. Mais c'est l'article 2 de cette même loi qui fait débat autour de la réparation. Puisque la loi prévoit que «tous ceux qui seront concernés par l'amnistie conformément à ce décret-loi auront droit à la réintégration de leur emploi et à la demande de réparation. Les demandes de réparation présentées par les personnes bénéficiaires de l'amnistie seront examinées conformément à des procédures et modalités définies par un cadre juridique spécial». En clair, les réparations financières devraient été attribuées à ceux qui l'auraient demandées, les «bénéficiaires des amnisties». Et ce, après avoir préparé le «cadre juridique . C'est-à-dire un projet de loi. Ce qui vraisemblablement semble être le cas, ce qui aurait provoqué l'ire du ministre démissionnaire. Un frère jumeau du 26-26 en gestation Interrogé par La Presse, le chargé de communication du ministère des Droits de l'Homme, M. Chékib Derouiche, confirme que la plupart des amnistiés ont réintégré leur poste d'origine, et aussi le chiffre présenté par l'ex-ministre, celui des 12 mille dossiers des amnistiés parvenus au ministère des Droits de l'Homme, demandant réparation. Mais il conteste, l'estimation des réparations s'élevant à 880 milliards, présenté par M. Dimassi, «qui n'engage que lui». Le représentant du ministère des Droits de l'Homme souhaite savoir à ce titre comment l'ex-ministre a pu faire ses calculs ? Puisque, à ce jour, aucun barème n'a été arrêté, définissant les modalités des réparations et permettant de calculer la valeur d'une année par le nombre d'années d'incarcération ensuite par celui des bénéficiaires, pour prévoir au final le montant exact ou approximatif de l'enveloppe. Sinon, rappelle M.Derouiche, selon les standards internationaux, l'Etat se doit de réparer les torts faits à ses victimes, «qu'ils soient islamistes ou pas». Le projet relatif à l'ouverture d'un fonds est à l'étude, confirme M. Derouiche. Ce fonds sera alimenté par des dons privés, des donations des Etats frères et amis, dont le Qatar, et par les subventions des organismes internationaux. La contribution de l'Etat tunisien ne sera que subsidiaire. «Nous n'avons pas l'intention d'alourdir le budget de l'Etat et n'avons à recevoir de leçons de personne sur le patriotisme», lance-t-il, en récusant l'idée de faire passer les amnistiés sur les victimes de la révolution. En revanche, rétorque-t-il, tous les pays passant par des phases transitoires se sont pressés d'apporter de l'aide aux plus pauvres et aux gens qui ont souffert. Il faut savoir que dans la liste des amnistiés, il y a des familles extrêmement pauvres qui ont besoin d'être aidées au plus vite, conclut-il. Sihem Ben Sedrine : «La priorité est à l'emploi des jeunes et non pas à la reconstruction des carrières» La militante Sihem Ben Sedrine estime que la promulgation d'une loi d'amnistie est une revendication de tous les défenseurs du droit humain. Mais relève un détournement à travers la disposition de la reconstruction de carrière selon laquelle l'administration se doit de pourvoir l'amnistié de toutes les promotions, primes et indemnités dont il aurait pu bénéficier systématiquement au cours d'un cursus normal. L'impact budgétaire tel qu'il aurait été évalué au Conseil des ministres, rien que pour la reconstruction des carrières, s'élève à 200 milliards. Qui va payer ? S'interroge Mme Ben Sedrine, en enchaînant : «Il faut tenir compte du fait qu'il y a eu révolution dans le pays et que, depuis, l'économie est désarticulée, et des secteurs sont sinistrés. La situation de chômage, levier de la révolution, est absolument inquiétante, analyse-t-elle, et la reconstruction de carrière requiert un impact budgétaire. Or, la priorité actuelle, c'est de mobiliser les ressources de l'Etat, pour les accorder aux jeunes qui ont fait la révolution. Il faut d'abord les intégrer dans la machine économique, pour qu'ils ne restent pas marginalisés et source de tensions», alerte-t-elle. «Ces deux cents milliards, mêmes s'ils sont légitimes, insiste-t-elle, doivent d'abord être prévus. Or le gouvernement nous a placé le couteau sous la gorge en criant à l'urgence ! Une urgence partisane oui» ! «Deux cents milliards sont légitimes mais il faut les trouver et les planifier mais mobiliser 800 milliards alors qu'il n'y a aucune planification budgétaire, c'est carrément de l'indécence, juge-t-elle. Il y a un manque de vision et la priorité donnée à l'indemnisation qui a un lien davantage avec les agendas partisans qu'avec une vision de l'Etat. Cet Etat manque de vision et ne cherche pas à préserver les intérêts du pays et de la communauté», accuse-t-elle. «Le Qatar n'est pas un mécène, et parlez-nous d'abord du 26-26 avant d'ouvrir un autre» Le processus de justice de transition sans une instance qui le supervise est totalement biaisé. Le gouvernement a passé outre un processus global de justice pour indexer les réparations au seul critère de l'emprisonnement, déclare Mme Ben Sedrine en sa qualité de présidente du Centre de Tunis pour la justice de transition. Il existe des gens qui n'ont pas fait la prison, mais dont la vie et la carrière ont été brisées, leurs familles détruites. La réparation doit passer par un processus de mise au jour de la vérité à travers une instance de vérité et de justice que «nous réclamons depuis un an», regrette-t-elle. Quant à la création d'un fonds ouvert aux donateurs, de quels donateurs s'agit-il, se demande notre interlocutrice ? «Du Qatar ? Le Qatar n'est pas un mécène, il cherche à avoir de l'influence sur la politique de la Tunisie et il se trouve que nous sommes devant un sérieux problème mettant en péril l'indépendance des décisions nationales. A chaque fois qu'il y a un problème à résoudre en termes de ressources budgétaires, on nous dit que le Qatar va le résoudre. Jusque-là, évaluons ce qu'il a donné, lance-t-elle, il s'est chargé de deux blessés de la révolution et l'a fait avec un tapage incroyable. Le Qatar n'est pas une solution miracle, et il n'est pas acceptable qu'il soit ainsi», tranche-t-elle. Quant à la création d'un compte ouvert aux dons, «un nouveau 26-26», il faudra promulguer une loi qui organise ce fonds et une institution qui supervise sa gestion. «Et d'abord où sont partis les fonds de l'ancien compte. Pourquoi il n'y a pas eu d'audit. Parlez-nous de ce fonds avant d'ouvrir un autre ?», lance Mme Ben Sedrine à qui de droit. L'indemnisation pose un problème budgétaire visiblement insoluble. Mais celle-ci pose encore un problème moral et suscite une question troublante : les Tunisiens ont-ils été traités sur un pied d'égalité ? Par ces temps difficiles, les amnistiés ont tout de même été indemnisés par la réintégration professionnelle. Que dire aux autres Tunisiens, les exclus sur des générations, ceux qui n'ont jamais eu de travail pour le reprendre ?