Par Soufiane BEN FARHAT Etonnante l'ampleur des nouveaux clivages en cours sous nos cieux. Après les espoirs nés de la Révolution, il y a les désespoirs nés de la désillusion. A preuve, ces deux derniers jours, les manifestations et les fortes oppositions constatées dans diverses villes du pays. On dirait qu'il y a deux Tunisie, qui se toisent dans la crispation et l'animosité. Se regardent en chiens de faïence. S'opposent franchement sur tout et sur rien. D'un côté, une Tunisie conservatrice et volontiers progouvernementale. Ses principaux supports manifestes sont des groupes de jeunes salafistes barbus en perpétuel état d'exaltation sur fond de transes collectives. Leurs attributs vestimentaires sautent aux yeux : qmejja afghane avec pantalon et baskets, voile et niqab… Les prêches enflammés de prédicateurs moyen-orientaux ou de circonstance leur servent de ciment. De l'autre côté, le reste. C'est-à-dire le Tunisien moyen de toujours, avec son légendaire esprit d'ouverture, son allure bonhomme, ses fantaisies méditerranéennes. Et les deux prototypes sociaux correspondent à des positionnements politiques aux antipodes l'un de l'autre. Ennahdha et différents groupuscules salafistes, d'une part, l'opposition social-démocrate, les organisations ouvrières et différentes instances de la société civile, de l'autre. Ce qui est étonnant, c'est que des franges du premier groupe recourent volontiers aux violences contre les forces de l'ordre principalement. Les partisans du second groupe semblent plus tièdes et manifestent rarement. Pourtant, comme ce fut le cas avant-hier à Tunis, les forces de l'ordre les contrent vigoureusement. En revanche, la marche de centaines de personnes déchaînées avant-hier contre le siège de la télévision nationale s'est déroulée en toute impunité. Bien qu'elles aient occupé la voie publique et entravé la circulation. Par ailleurs, lors des manifestations des nahdhaouis et des salafistes, on ne voit guère le drapeau tunisien. Leurs slogans entonnés en appellent parfois au meurtre des journalistes et des intellectuels. Impunément. Cette division fait peur. Certains craignent le pire. Le passage à l'acte guette. Un jour ou l'autre, il pourrait se manifester. Fatalement. On n'est plus dans le registre démocratique. C'est une espèce de pré-guerre civile. Si l'on n'arrête incessamment les dégâts, les issues irrémédiablement tragiques se feront jour. Des franges importantes de Tunisiens commencent à ressentir les frissons de la peur. Et de la frayeur. Jusqu'ici, il s'agit de personnes issues des classes moyennes, des entrepreneurs et des hommes d'affaires. Les femmes aussi ont peur. Les évolutions internes et les interférences externes se juxtaposent. Un peu partout dans le monde arabe, des frères musulmans et des salafistes pointent du doigt les Tunisiens récalcitrants à la lame néoconservatrice religieuse. Ils relayent les accusations en interne : laïcs, apostats, franc-maçons... En Tunisie, ici et maintenant, la modernité est battue en brèche. Les puissances étrangères (monarchies du Golfe, le Qatar en prime, et quelques Etats occidentaux) n'en finissent pas de jeter de l'huile sur le feu. Moyennant une guerre dévastatrice, le monde dit libre a contribué à l'enracinement d'Al Qaïda et de l'anarchie armée en Libye. Puis, c'est la ruée vers les dividendes. Dans le journal Le Monde du 23 février, on peut lire un article intitulé Les «printemps arabes» sont bons pour les ventes d'armes. Extraits : «Allemands, Britanniques, Italiens, et Français bien sûr : les grands exportateurs d'armement que compte l'Europe reprennent le chemin de la Libye. Le ministre de la Défense Gérard Longuet, accompagné de représentants de la Direction générale de l'armement (DGA), doit se rendre à Tripoli ce week-end». «Tout le monde y va. Nous n'avons pas encore d'interlocuteurs stables, mais il faut occuper le terrain», confie une source de la Défense. «La France n'a jamais caché qu'elle entendait capitaliser sur son engagement militaire auprès des rebelles». Qu'elle est belle la démocratie. La liberté est à proprement parler explosive !