Trente ans d'indépendance. Ce qui aurait dû être une fête pour le Zimbabwe avait un goût amer ce 18 avril 2010. Il y a trente ans, alors que Bob Marley était venu chanter pour le jeune Etat indépendant, Robert Mugabe était déjà au pouvoir. Trente ans plus tard, Bob Marley est mort et enterré depuis longtemps, mais «camarade Bob» est toujours bel et bien là. A 86 ans, Mugabe, confortablement installé dans le fauteuil de président, poursuit son récital à guichets fermés. Même s'il partage la réalité du pouvoir avec le Premier ministre Morgan Tsvangirai, Mugabe a déjoué bien des pronostics depuis sa défaite électorale de 2008; alors que de grands médias anglo-saxons l'avaient donné en fuite après sa déroute dans les urnes. A la veille de l'indépendance, Julius Nyerere, le président de la Tanzanie lui avait déclaré «Vous héritez d'un joyau. Préservez-le!». Mais on ne peut pas dire que Mugabe ait mis du sien pour faire fructifier l'héritage. Il a ruiné cette ex-colonie britannique, longtemps considérée comme l'une des pièces maîtresses de la Couronne sur le continent. Jusqu'à la catastrophique réforme agraire de 2000 et à l'expulsion de milliers de fermiers blancs, le Zimbabwe faisait figure de «grenier à blé» de l'Afrique. Il exportait sur tout le continent et au-delà ses produits agricoles, notamment son tabac. Mais depuis lors, le pays a connu des famines. L'économie est ruinée. 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Lors des premières années d'indépendance, l'espérance de vie était de 61 ans. Elle est désormais de 45 ans. Le Zimbabwe est l'un des pays les plus touchés par le sida en Afrique; la politique de santé s'est effondrée dans le courant de la dernière décennie. Jusqu'au milieu des années quatre vingt dix, l'ex-Rhodésie du Sud disposait de l'un des meilleurs systèmes éducatifs du continent. Aujourd'hui encore, bien des universitaires et des enseignants en Afrique du Sud sont d'origine zimbabwéenne. Mais les écoles du pays se sont effondrées. Les enseignants gagnent autour de 120 euros par mois et 20.000 d'entre eux ont abandonné leur fonction. La liberté de la presse et le système judiciaire ont aussi rendu l'âme. Les violences politiques se multiplient. Selon The Guardian de Londres, plus de 600 personnes ont été tuées par des affidés du régime pendant les dix dernières années. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, Mugabe a maintenu une politique de bonne entente avec les fermiers blancs. Nombre de dirigeants occidentaux voyaient en lui un modèle de président africain pondéré. Mais quand les vétérans de la guerre d'indépendance ont commencé à émettre des revendications, Mugabe n'ayant pas d'argent à leur offrir, a décidé de leur donner les «terres des blancs». Une politique très populaire en Afrique. Car dans bien des pays du continent noir, la réforme agraire n'a pas encore été menée à bien. En Afrique du Sud, comme en Namibie et au Kenya, les fermiers blancs possèdent encore bien souvent les meilleures terres. Ses attaques contre l'Occident en général et la Grande-Bretagne en particulier séduisent une partie de l'opinion publique. La colonisation britannique a été particulièrement sévère en ex-Rhodésie du Sud, comme en témoignent les récits de Doris Lessing, prix Nobel de littérature, qui a grandi dans ce pays (notamment Vaincue par la brousse. Editions Flammarion). Afin de retrouver un second souffle, Mugabe vient de rouvrir la «boîte de Pandore raciale»: il propose une nouvelle «loi d'indigénisation». Toutes les entreprises étrangères installées dans le pays et dont le capital est supérieur à 500.000 dollars auraient cinq ans pour transmettre 51 % de leurs actions à des Zimbabwéens. Un projet de loi que le Premier ministre Morgan Tsvangirai, l'ex-opposant devenu Premier ministre souhaite enterrer. Mugabe s'adapte à merveille à l'air du temps. Même ses discours homophobes ne sont pas le fruit du hasard: il sait que l'homophobie est un sentiment largement partagé en Afrique notamment dans les milieux populaires. Lors du discours célébrant les trente ans d'indépendance, le président a donné l'impression d'amorcer un changement de cap. De devenir plus pacifique. «Nous devons entretenir un climat de tolérance et traiter les autres avec dignité, quels que soient leur âge, leur sexe, leur race, leur ethnie et leur appartenance religieuse ou politique. Les dirigeants du gouvernement d'union vous exhortent à cesser tout acte de violence», a-t-il déclaré à la plus grande surprise de bien des observateurs internationaux. Le chef de l'Etat zimbabwéen avait tenu exactement le même genre de discours, il y a trente ans. Loin d'être un fanatique ou un doctrinaire, Robert Mugabe est un grand pragmatique qui avance au gré du vent dominant. Et s'adapte à merveille à son auditoire. Comme la presse internationale était bien représentée le 18 avril, mieux valait «ménager les Occidentaux». Selon l'organisation d'opposition Zimbabwe Democracy now, citée par The Guardian, «Pendant que Mugabe fait des discours sur la paix, il importe des armes de Chine». Et les médias gouvernementaux annoncent la couleur pour les prochaines élections: «La dernière fois c'était des coups, cette fois-ci ce seront des balles». La prochaine fois, ce pourrait être la présidentielle de 2012. Selon toute probabilité, Mugabe avait déjà perdu lors de l'élection de 2008; ce qui ne l'a pas empêché de se déclarer vainqueur. Il pourra en faire de même en 2012, si l'appareil sécuritaire est toujours entre ses mains. «Camarade Bob» réussirait ainsi à atteindre la consécration suprême de tous les dictateurs : mourir au pouvoir.