• Quand le cimetière se transforme en un puissant catalyseur d'un sursaut patriotique qui permit de donner vie au Mouvement national Trente ans après son occupation par la France en 1881, la Tunisie connaîtra une véritable insurrection populaire, encore plus violente que celle ayant eu lieu en 1906 à Kasserine et Thala appelée révolte des Ferachiche. Tunis verra, en effet, le 7 novembre 1911, soit cent ans déjà, des émeutes populaires sanglantes plus connues sous l'appellation des émeutes du Jellaz (en référence au grand cimetière de la capitale qui leur a donné son nom). Certains témoins de l'époque et autres historiens les ont appelées carrément «bataille du Jellaz», et ce, en raison de l'utilisation par la population de la capitale, qui comprenait aussi des Tunisiens d'autres régions et même des ressortissants de pays frères voisins, d'armes rudimentaires (cailloux, bâtons, gourdins...) dans le but de dissuader les autorités coloniales de prendre des décisions allant contre le sentiment religieux des autochtones, pire, porter atteinte à des représentations sacrées liées à la paix des morts. Des événements qui seront décisifs pour la naissance du mouvement national. Il y a eu «avant le Jellaz» et il y aura «après le Jellaz». Les décisions déjà citées étaient en fait l'étincelle qui a mis le feu aux poudres faisant éclater ainsi la colère d'une population humiliée, exploitée, privée de ses droits les plus élémentaires, par une puissance très bien organisée militairement et administrativement, ayant permis à une armée de colons français et autres européens naturalisés français de jouir sans contrepartie aucune des potentialités du pays. Une population qui a été trompée par les promesses non tenues d'un occupant qui s'est autoproclamé, au départ «protecteur» pour se révéler tout de suite après l'ennemi n°1 de la population et de ceux qui lui voulaient du bien (spoliations, augmentation des taxes et des impôts, propagande raciste et haineuse, discrimination sur tous les plans... Agression italienne contre la Tripolitaine C'est donc dans une atmosphère électrique, sur excitée par toutes les injustices citées mais aussi par l'attaque de la Tripolitaine voisine par l'armée italienne à partir du 29 septembre 1911 et l'annonce le 5 novembre de la même année de son annexion par Rome, que les événements du Jellaz sont nés. La France était à l'époque une puissance coloniale en pleine expansion (occupation du Maroc à partir de mai 1911) qui avait soutenu l'Italie et son entreprise expansionniste en Tripolitaine malgré le statut de ce territoire, province ottomane organiquement liée au pouvoir central (département). Ce qui la préservait (du moins théoriquement) de toute atteinte en vertu du droit international de l'époque. Inutile de vous rappeler ici que les Tunisiens se sont entièrement mobilisés pour défendre leurs frères libyens. Aides de divers genres y compris armes et munitions, volontaires pour les combats, démarches politiques et juridiques, mobilisation de l'opinion publique à travers les journaux, etc. Ainsi le mouvement des Jeunes Tunisiens né en 1907 et dirigé par Ali Bach Hamba, avait lancé un quotidien en langue arabe intitulé «Al Itihad Al Islami» (L'Union islamique). Dirigé par le Cheikh Abdelaziz Thaâlbi qui deviendra plus tard le leader du Mouvement national jusqu'au début des années quarante, le journal attaquait à force d'arguments et de contre-arguments la position italienne et celle de la France son alliée, en faisant appel au droit international certes, mais surtout au sentiment religieux, à la solidarité islamique et au devoir suprême du Jihad. C'est dire combien l'opinion publique avait les nerfs à fleur de peau, au cours de ces quelques jours ayant précédé les affrontements. Touche pas à mon cimetière Tout a commencé lorsque l'Association des biens «Habouss» avait informé la municipalité de Tunis de son incapacité de continuer à entretenir et à gérer ledit cimetière qui était, rappelons le terres Habous (donc appartenait à la communauté musulmane) et qui abritait les sépultures d'illustres savants et autres saints ainsi que la grotte où Sidi Bel Hassan priait et méditait. Le cimetière du Jellaz (il fallait écrire Zellaj du nom de Mohamed Zellaj, un notable de Kairouan qui avait légué en habous le terrain ayant servi de cimetière il y a plusieurs siècles). Jusque-là aucun problème puisque la municipalité de la capitale avait pris en charge le cimetière encouragée en cela par une législation qui lui confiait, entre autres, ce genre de mission. Le problème surgit en fait lorsque ladite municipalité demanda au Tribunal immobilier d'immatriculer le terrain du cimetière afin de le protéger selon elle des empiètements des carriers italiens qui opéraient à côté et de la cupidité de certains futurs exploitants. C'était en réalité le vice-président de la mairie qui entreprit ces démarches sans consulter son supérieur ni le Conseil municipal. Il s'agissait d'un Français qui ne pouvait que mépriser son supérieur hiérarchique désigné pour la forme, M. Sadok Ghileb. Le Tribunal ordonna donc le démarrage du processus d'immatriculation et l'opération du bornage devait avoir lieu le 7 novembre 1911. Cette procédure, gérée par la législation, devait être annoncée publiquement et à grande échelle afin de permettre les recours. La colère monte et les martyrs tombent Tout était donc réuni pour susciter la colère de la population surtout qu'il y avait un projet toujours d'actualité d'utiliser une partie du cimetière pour faire passer la voie ferrée du tramway de Hammam-Lif et des soupçons renforcés par la presse autochtone sur les intentions du pouvoir colonial de transformer les lieux en jardin public. L'opinion publique était donc en effervescence et des démarches sérieuses furent prises pour arrêter l'immatriculation. Si le Conseil municipal réunit le 2 novembre décida enfin de surseoir à ladite décision, la presse locale ne rendit «malheureusement» aucun écho de l'événement. La tension continua donc de monter malgré certaines tentatives de diffuser l'information. Le 7 novembre, une foule houleuse s'amassa aux alentours du cimetière et les forces de l'ordre prirent position. Les tirs de ces dernières firent les premiers martyrs de ces émeutes et des Italiens participèrent à partir des toits et des balcons à la tuerie en se faisant snipers. Cela sans oublier l'intervention meurtrière des «chasseurs d'Afrique» (cavalerie). Les émeutiers en majorité jeunes et de condition modeste ripostèrent en tuant et lynchant des Français ainsi que des Italiens faisant aussi étendre le mouvement à Bab Jedid, Bab Souika, Halfaouine et aux autres quartiers de la Médina, et d'ailleurs jusque tard le lendemain. Bilan, une vingtaine de blessés parmi les Européens et environ 10 morts dont trois Français (y compris un colon). Mais du côté des Tunisiens le bilan s'avéra lourd mais aussi difficile à déterminer d'une façon précise : 10 morts et 17 blessés recensés par l'hôpital Sadiki (Aziza-Othmana actuellement) mais jusqu'à 80 morts selon certaines estimations. Parmi eux des enfants et une femme. Le martyre de Guettari et Jarjar A part les patrouilles placées un peu partout dans la capitale, les autorités coloniales décidèrent de suspendre les journaux et autres publications arabes, décrétèrent le couvre-feu dans la Médina et l'interdiction de tout attroupement et stationnement (de plus de trois personnes). Mais les mesures les plus sévères et d'ailleurs les plus injustes étaient la vague d'arrestations des autochtones et leur traduction en justice (827 musulmans en tout). Celle-ci était venue après coup donc généralement à base de délations et de témoignages douteux surtout de la part d'Italiens et d'agents français. 71 personnes ont été accusées dont 36 acquittées. Le reste vit la prononciation de peines allant de la peine capitale (sept) à 6 mois d'emprisonnement (3) avec une condamnation aux travaux forcés à perpétuité et une autre à 20 ans de travaux également forcés. Les condamnés à mort se nommaient: Chédli El Guettari (21 ans), Manoubi Jarjar (30 ans, le plus connu), Abdallah Ben Mahmoud Ouali (26 ans), Mohamed Ben Ali Chédli (22 ans), Mohamed Ben Haj Abdallah El Gharbi (29 ans), Mohamed Ben Abdallah Ben Amor El Gabsi (25 ans), et Jilani Ben Ali Ben Fathallah (29 ans). Et chose curieuse aucun d'entre eux n'a plaidé coupable et les preuves étaient futiles et parfois non fondées. Trois des condamnés à mort n'étaient d'ailleurs même pas reconnus comme ayant commis des meurtres par l'accusation. Mais le pouvoir colonial voulait sans doute frapper fort pour tuer dans l'œuf l'élan patriotique qui était derrière ce mouvement. Après les différents pourvois et les demandes de clémence les deux premiers furent exécutés à la guillotine le 25 octobre 1912 à Bab Saâdoun en public. Le reste des condamnés à mort virent leur peines commuées en travaux forcés et furent déportés au bagne de Cayenne. Entre-temps et dès le 8 février 1912, les Tunisiens entreprirent d'autres mouvements populaires à Tunis appelés «Evénements du tramway» (boycott du tram) qui se sont soldés par une répression ayant touché cette fois-ci les leaders du Mouvement national naissant. Ainsi Ali Bach Hamba, Abdelaziz Thaâlbi, Mohamed Noômane et Hassan Guellaty furent expulsés du territoire tunisien. Ils continueront de militer sans relâche pour la liberté et la dignité de leur pays et de leurs compatriotes, en usant surtout d'armes politiques.