Par Abdelhamid GMATI Ben Ali est parti, depuis un peu plus de quatre mois. Le peuple tunisien l'a chassé. C'est une certitude. Beaucoup pensent: «Bon débarras, il nous a suffisamment empoisonné la vie». D'autres, insatiables, veulent le voir rapatrié, pour qu'il paie pour ses innombrables crimes. Et ils s'impatientent, soupçonnant, voire accusant, le gouvernement de tergiverser. Et d'aucuns enragent en se disant qu'il se la coule douce, profite de ses milliards volés et se moque de nous. La vérité est tout autre. Rappelons qu'un mandat d'arrêt international a été lancé contre lui, contre son épouse, Leïla Trabelsi, et contre plusieurs de ses proches depuis le 26 janvier, que plusieurs demandes d'extradition ont été faites, que le juge d'instruction du Tribunal militaire permanent de Tunis vient d'entamer l'instruction de l'affaire dans laquelle sont impliqués l'ex président Zine El Abidine Ben Ali, l'ancien ministre de l'Intérieur, Rafik Belhaj Kacem, l'officier de police à la retraite Jalel Boudriga, ainsi que contre le commissaire général de police, Lotfi Zouaoui, ancien directeur de la sécurité publique, et l'ancien directeur des services spéciaux, Rachid Ben Abid, tous deux impliqués dans l'affaire. Au total, dix-huit actions en justice ont été engagées à Tunis contre l'ancien chef de l'Etat. De plus, on apprend que Ben Ali ne peut sortir de l'Arabie Saoudite, ainsi que sa femme et ses compagnons. Il vit très mal son exil. Il suit les événements qui secouent le monde arabe à la télévision, sur Internet et Twitter. Et il enrage au point d'avoir des crises d'«hypoglycémie». C'est dire si le bonhomme est heureux. Mais les Tunisiens ne sont pas heureux, non plus. Ils sont entrés dans l'ère du soupçon. Tout le monde soupçonne tout le monde. On est tous révolutionnaires et tous les autres sont rcédistes, ou, pire, bénalistes. La rue, les réseaux sociaux bruissent de rumeurs, et d'après un sondage de la TV tunisienne «Watanya 1», 75% des Tunisiens estiment que la contre-révolution est en marche. Mais qui sont les contre-révolutionnaires ? Personne et tout le monde. Notre consœur, Sihem Ben Sedrine, rédactrice en chef de Radio Kalima (et passant pour le clan des «béni non-non»), estime que «les caciques de l'ancien régime cherchent à se protéger. Comme il y a une certaine vacance à la tête de la révolution qui n'a pas encore placé ses hommes au pouvoir. Les élites du régime Ben Ali tentent de sauver une partie au moins de leurs privilèges, voire de reprendre le pouvoir politique et économique». Et elle «pointe le système judiciaire et une partie des forces de l'ordre, en particulier l'ancienne police politique, qui seraient, selon elle, toujours contrôlés par les partisans de l'ancien régime». De fait, la justice est lente et manque de communication concernant les affaires de malversations et de corruption ; en particulier concernant les affaires impliquant Ali Seriati, les membres des clans Ben Ali, Trabelsi, Materi et alliés ; jusqu'ici, il n'y eut qu'un procès contre Imed Trabelsi, une affaire de consommation de drogue. Pour les anciens conseillers, ministres et responsables du RCD, un seul interrogatoire a été suffisant pour les garder en prison mais on ne sait pas encore les motifs de leur incarcération. Leurs avocats et leurs proches parents, eux, communiquent et assurent que les dossiers sont encore vides et ne contiennent pas de preuves à charge. Mais du côté des magistrats, rien. On estime que les magistrats sont préoccupés par leur implication dans les affaires de l'Etat et délaissent leurs obligations professionnelles. On citera ce que fait leur association (AMT) sur le bras de fer qu'elle a engagé avec l'Armée nationale. Et on se demande si la justice tunisienne, composée d'hommes qui ont servi le régime, soumise comme elle l'est aux impératifs de la réhabilitation et aux passions de la rue, est en mesure d'assurer un procès équitable et serein à Ben Ali, aux siens et aux anciens responsables malfaiteurs. Certains médias ne sont pas en reste dans la surenchère : soupçonnés, pour certains, d'être manipulés par les politiques, ils se livrent à la chasse aux sorcières (avec de faux documents et des informations tronquées) et se laissent aller au populisme pour des raisons commerciales. C'est à celui qui révélera le plus juteux «scandale». Il est temps d'être sérieux, c'est-à-dire de se montrer digne de la révolution, sans s'improviser porte parole mais en s'engageant à la faire réussir. Et d'abord, il faut se défier de l'exclusion. Parlons des Rcédistes. Les adhérents à ce parti ont, dit-on, atteint le nombre de 2 millions et demi, soit à peu près le quart de la population. On nous dit qu'ils étaient intéressés. OK. Mais qui irait adhérer et militer à un parti sans intérêt, matériel, psychologique, idéologique ou politique ? Soyons sérieux et honnêtes. Disons que ce nombre a été gonflé. Soit. Combien sont-ils en réalité ? 1 million et demi ? 1 million ? 500.000 ? C'est toujours énorme et on ne peut exclure une partie importante de la population. Votre partenaire au travail, au café, votre ami, votre directeur d'hôtel, le paysan du coin, le préposé à la clientèle à la Steg, ou à la Cnss ou ailleurs, est peut-être rcédiste. Vous-mêmes ? Êtes vous sûrs de n'avoir jamais servi ou participé à une activité du RCD ? Ne jetons pas la pierre aux autres. Au cours d'une émission débat à la TV «Watanya 1» à laquelle il était convié, pour une rare fois, Moncef Marzouki, médecin, opposant, exilé et militant, a surpris plus d'un. Lui qui passait pour un membre des «béni non-non» a tenu des propos d'un dirigeant responsable, positif, efficace, clairvoyant, patriote. Il invite tout le monde à combattre la peur, la suspicion, à avoir confiance en nous-mêmes. Il ne faut pas se lancer dans la chasse aux sorcières : combien étaient les malfaiteurs du RCD ? 4, 5, 10.000 ? Laissons la justice faire le tri et son travail. Faisons la différence entre les êtres et les choses. Il y en a d'autres, non-RCD, qui sont à revoir et qui ont commis des choses. Que ceux qui ont acquis des biens, normalement, honnêtement, n'aient aucune crainte. Il n'y a que les biens mal acquis qui soient en cause. Et puis, et puis… Il faut aller de l'avant, politiquement, en donnant la parole au peuple, à travers les élections, en instaurant et en consolidant les institutions, en réhabilitant les corps de métiers, les entrepreneurs, en assurant la cohésion. Alors ? Nous sommes tous, tunisiens, révolutionnaires ou anciens rcédistes, ou islamistes, ou communistes, ou fascistes, ou même maraboutistes. En fait : où sont les khobzistes ?