Par Khalil ZAMITI Peu après la Révolution tunisienne, le peuple égyptien fête la sienne sur la place Tahrir, et Israël craint le pire. L'armée du Nil, financée à hauteur d'1,3 milliard de dollars annuels par Washington, rassure, pour l'instant, le dernier Etat-colon. Selon les gradés haut-perchés, aucun projet d'abrogation ne menace le traité de paix. Dans la dialectique de la rupture et de la continuité, ce type de contrepartie paye le prix des garanties auparavant consenties à l'adversité. Mais si le successeur d'Anouar Essadate persiste et signe, gare, demain, au langage des signes. Le Canal de Suez, jadis bombardé par le colonialisme anglo-français, laisse maintenant passer les bâtiments de guerre iraniens, à la barbe des Israéliens. De même, brandi par une part des révolutionnaires, au cri d'Allahou akbar, sur la Place Tahrir, le portrait du raïs, l'impur et dur, avec son étoile de David sur la figure, n'est guère de bon augure pour l'extension de la colonisation derrière le mur de séparation. Evoquée par certains commentateurs israéliens, l'éventuelle ascension des Frères musulmanes, lors de prochaines élections, inquiète les colombes et les faucons, tous fidèles au mur des Lamentations. Pour l'ennemi juré de l'Iran, le cataclysme sans nom viendrait d'une si longue frontière avec un voisin où la barbe et le turban auraient à peser sur la prise de décision. Par cette réaction, qualifiée à Tel Aviv de réaliste, le sionisme renforce l'islamisme et renfloue ses caisses de résonance mobilisées,tambour battant, sur le thème de l'opposition à l'occupation. Ici, la sociologie religieuse élude les voies tortueuses. Il ne s'agit pas d'opiner, à propos des croyances et de leur contenu intrinsèque, mais il est question d'observer, d'analyser, puis d'interpréter l'incidence de leur efficacité symbolique dans le procès historique. Bien loin de l'œcuménisme, connaissance du religieux par les religieux, et du sens commun, telle sera la pratique mise en œuvre par l'attaché à la distance critique si, demain, pleine à craquer, la place Tahrir hurlait, dans un nouveau sursaut: «Non aux dollars pipés, oui à l'abrogation du traité». Liberté humaine et dignité souveraine peuvent toujours infliger un camouflet aux déterminations inhumaines. Pour l'Egypte soulevée, tout devient possible une fois la censure levée devant le retour du refoulé. Soufflée par la Révolution tunisienne, la nesma, de coutume si douce et si sereine, emmène vers l'oreille égyptienne, déjà sensible au chant de ses propres sirènes, le fougueux «khobz ou ma ou Ben Ali la» quand bien même le peuple ne sera guère intéressé à la guerre, il pourrait cesser de collaborer à l'embargo de la Palestine emmurée. Par ce biais, l'axe Tunis-Le Caire déploie ses ramifications révolutionnaires vers l'extraordinaire odyssée contestataire où la parole annonce le geste à faire et où le geste inspire la parole à dire. Ainsi naissaient mille et un axes du bien là où Bush et son chacal supputaient l'infernal axe du mal. Cette inversion des perspectives confond les renégats tombés sous le charme du «Grand Moyen-Orient». Parmi ces chiens de garde, soumis aux bandits coalisés, ne cessèrent de vociférer, ici, patrons de presse et universitaires distingués. Hier adversaires du panache populaire, les voici devenus, avec le temps, chercheurs de leur virginité perdue. La révolution démocratique fuse de l'intérieur ou, alors, de nulle part ailleurs. Le dedans révolutionnaire valorise l'essaimage des élans contestataires. Guevara souhaitait allumer mille «foyers» pour contrer les rapports internationaux d'inégalité. Aujourd'hui, l'arrogance israélienne prend appui sur l'unilatéralité américaine. Quant à l'islamisme et à ses trois manières, la jihadiste, l'équilibriste et la moins sévère, lui aussi fait partie de nos affaires. Parmi les épris de liberté, la résistance du Hezbollah libanais ou du Hamas palestinien n'inspire guère de chagrin. Mais aucun laïc n'aspire à vivre sous la férule d'un régime théocratique. De même, un libre penseur ne saurait offrir une fleur au rédacteur d'une Constitution où l'islam et ses lois définissent la religion d'Etat. Il n'y a plus, alors, un islam politique et un autre qui ne le serait pas. Les plus adroits parmi les apôtres de la tendance islamique ne réfutent ni droits de l'Homme, ni démocratie, ni libertés publiques. Mais la drôle de «tolérance» bute sur la grande limite. Pour les fukaha, la source des valeurs terrestres coule des hauteurs célestes. Car Dieu inspire aux hommes les valeurs les plus utiles pour eux. Pour d'autres citoyens, peu enclins à croire au divin, les normes proviennent de mains humaines. A ce niveau, radical, et donc décisif, les deux visions du monde, l'une laïque et l'autre théocratique, entretiennent, entre elles, un rapport antagonique. Dès lors, l'avenir appartient à qui détient le pouvoir de le définir. De l'éducation actuelle dépendra l'hégémonie culturelle d'où naîtra le monde social. Dans l'interférence temporelle du futur et du présent, demain c'est maintenant. Compter sur la «tolérance», dans cette compétition, brouille l'horizon de la compréhension, fausse l'explication et compromet l'urgence de l'action. Au plan linguistique, deux connotations sémantiques infiltrent la notion de «tolérance» religieuse ou politique. La première coloration significative commence par stigmatiser; la seconde finit par consentir à supporter. Vous irez, sans doute, aux enfers; mais par magnanimité, je vous laisse en paix. Moyenâgeuse, léguée par l'éthos inhérent aux guerres de religion, la «tolérance», utilisée en guise d'arme tactique, renonce à la reconnaissance. Je ne veux pas être toléré, je veux être aimé, ou alors combattre jusqu'à la mort pour la dignité. Ainsi parlaient, à la fois, Hegel et un certain Mohamed Bouazizi. Le droit de croire, ou de ne pas croire, à telle ou telle religion, doit figurer dans la nouvelle Constitution pour que nul ne s'autorise à «tolérer» ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman après la révolution; même si le bout du chemin paraît si lointain. Il faut gommer l'article premier pour ouvrir la Tunisie à l'universelle fraternité. C'est là un idéal, mais l'utopie brandit l'unique alternative à la tuerie. Pour orienter le monde social, tel qu'il est, vers lui-même tel qu'il devrait être, il faudrait maîtriser le ciel des idées. Car si les structures objectives, ou si l'on veut, les forces productives, influencent les dispositions subjectives, l'inverse aussi est vrai. Une réciprocité unit les deux perspectives, l'une matérielle et l'autre idéelle. L'éducation informe, certes, mais elle régit, surtout, la mise en forme de l'informe. A sa naissance, que serait l'enfant sans la donation d'un nom, par les parents, à ce nouveau venu sans nom ? Inculquées dès nos plus jeunes années, les codifications sociales finissent par imprégner la personnalité même revues et corrigées au temps de la maturité. Pour les êtres de langage, la nature, c'est la culture. L'exemple de chacun suffit à suggérer le suivi de ce chemin commun. Né dans une famille pieuse, je ne sais comment je suis devenu, tout à fait, athée vers la trentième année. Plus tard, au retour d'une enquête menée sur les pratiques chamaniques dans les franges présahériennes du Sud, un accident, très violent, me plonge dans un coma plus ou moins profond. Jusqu'à l'hôpital, situé à soixante kilomètres, je ne me souviens de rien. Une fois tiré d'affaire, les miens qui m'accompagnèrent me dirent : «C'est donc cela ton athéisme pur et dur ? Tout au long du trajet, tu n'as cessé de marmonner Allah… Allah… Allah…». Mais ce n'était pas moi qui bredouillait; c'était l'enraciné, durant des années, dans les couches les plus profondes et quasi charnelles de ma subjectivité. J'étais muet; mon corps parlait. Nous ne sommes garants que de l'étage le plus superficiel de la conscience. Plusieurs échelles de valeur, en nous-mêmes, s'entremêlent. Liée à ma laïcité, ma lucidité s'arrête là où commence le reste. J'irai, donc, en enfer et mon inconscient ira, lui, au paradis. Voilà pourquoi, outre les enjeux politiques et la donation de sens à la vie, sans cela, dépourvues de sens, les tendances fondées sur la référence à la religion, dite révélée, semblent si malaisées à évincer. L'éducation religieuse initie au sens de l'absolu, dénominateur commun du kamikaze, fou de Dieu, l'éternel et de l'amoureux, fou d'elle, si belle ! Pour ma part de savoir, d'horizon et de révolution, je préfère cueillir dans la relation, proche, certaine, le sens donné à l'existence humaine.