Naoufel Meddeb, 46 ans, ex-P.-d.g de BuroPapier (papier pour imprimerie et pour imprimantes et consommables), a fait cinq ans de prison pour avoir refusé de rentrer dans le système mafieux Ben Ali. Il raconte. Un témoignage poignant : «J'ai fait mes études dans un lycée français de Tunis, le lycée Carnot, puis je suis parti à Toulouse où j'ai fait une prépa pour grandes écoles puis une maîtrise en informatique à l'université Paul-Sabatier. J'avais une situation en France, j'étais en couple avec une juriste, une maison, une voiture. En 1993, j'ai tout laissé pour rentrer en Tunisie. Je voulais être plus proche de ma famille. Et c'est vrai qu'il y avait plus d'opportunités ici, surtout dans le domaine informatique où ça balbutiait. J'ai d'abord créé une petite entreprise pour l'informatisation de l'administration et des entreprises. J'ai eu un premier croche-pied, des wilayas (des gouvernorats) ne m'ont pas payé. C'était le seul capital que j'avais. J'ai dû tout reprendre à zéro, je me suis lancé dans la papeterie. J'ai commencé à participer à des appels d'offres de marchés publics et c'est comme ça que j'ai commencé à travailler avec le ministère de la Justice. J'ai travaillé comme un forcené, sillonné les 24 régions de Tunisie, formant mon équipe à tout imprévu relatif à la maintenance d'équipements, et supervisant moi-même la moindre commande et la moindre doléance. En 1999, un nouveau ministre, Béchir Tekkari, a été nommé. Il a voulu se faire bien voir de ses services. Je recevais un coup de fil‑: «Monsieur Meddeb, veuillez livrer tel produit dans telle juridiction, c'est de la part du ministre. «J'ai parlé de racket. Il n'a pas aimé le mot» Un jour, son bras droit m'a commandé de la marchandise, et il a inscrit «gratuit» sur le bon de livraison. Jusque-là, j'étais payé après coup, mais j'étais payé. J'ai protesté. Il l'a très mal pris. Moi aussi, je lui ai rappelé qu'il avait 800.000 dinars de dettes. J'ai parlé de racket. Il n'a pas aimé le mot. En juin 2001, alors que j'avais des contrats en cours avec le ministère de la Justice, ils ont tout arrêté et bloqué mes paiements. Comme j'avais des antécédents d'impayés avec l'Etat, j'ai déposé un dossier à la commission consultative pour le règlement des litiges à l'amiable. Ils étaient censés répondre sous trente jours, ils n'ont pas répondu. J'avais des dettes partout, je n'arrivais plus à payer mes salariés — j'en avais 70. J'ai commencé à vendre mes biens. J'ai décidé de déposer plainte au Tribunal administratif. On a cambriolé quatre fois mes bureaux, volé mon passeport. J'ai fait l'objet d'un redressement fiscal de 1,6 million de dinars. Quand j'ai essayé de refaire mon passeport, les services des frontières m'ont dit‑: «Vous avez un problème, vous êtes interdit de quitter le territoire, allez voir tel juge. «J'ai perdu dix ans de ma vie» Le jour où je suis allé voir le juge, j'ai été arrêté, comme ça. Ma sœur est avocate, mon père juge à la retraite, on a l'habitude du droit, on ne peut pas arrêter quelqu'un comme ça, sans préavis, sans motif, sans mandat. J'ai appris que j'étais poursuivi pour faux et usage de faux, obtention frauduleuse de marchés publics, corruption et plein d'autres trucs. J'étais passible de quinze ans de prison, j'ai été condamné à cinq ans. J'ai connu la torture, morale et physique, mes grèves de la faim n'y faisaient rien. J'ai même frôlé le suicide. Je suis sorti le 24 décembre 2007. J'ai perdu dix ans de ma vie. Je suis lourdement endetté. Il ne me reste rien. Ma famille a beaucoup souffert. Ma sœur est morte de dépit, elle avait 42 ans. Elle avait un moment cru aux mensonges du RCD (le parti de Ben Ali), mais elle a découvert la réalité, elle s'est mise de l'autre côté. Mon père a servi l'Etat, il était magistrat et retraité depuis 1988. Du temps de Ben Ali, connaître la loi ne suffit pas, cela ne vous protégeait pas. La seule chose qui vous protégeait, c'était de servir le clan. En décembre tout a changé. Je vais demander réparation à l'Etat. Je veux qu'on me rende justice».