Par M'hamed JAIBI La révolte de la jeunesse et le soulèvement populaire ont réussi à déloger le dictateur et sa tentaculaire famille, et à enclencher un processus de transformation révolutionnaire dans le sens de la construction d'un système politique de démocratie parlementaire garantissant les libertés d'expression, de presse, d'organisation et de rassemblement, ainsi que le strict respect des droits de l'Homme et du citoyen. Ce processus a la chance inouïe de se faire à l'ombre d'une continuité de l'Etat que garantit l'ancienne Constitution, malgré ses faiblesses présidentialistes et les restrictions épouvantables que lui imposent des «textes d'application» régaliens la vidant de son contenu. Une fois débarrassé du dictateur et de son système policier centralisé qui tenait d'une main de fer tous les citoyens, le peuple a dit son mot au diapason d'un mouvement qui, de l'intérieur des rouages décisionnels, a rassemblé l'armée et quelques personnalités de l'ancien régime. Et un premier gouvernement dit «d'union nationale» a vu le jour. C'est alors que des «révolutionnaires» de tous bords ont fait figure de pères de la révolution, exigeant que les symboles de l'ancien régime soient écartés. Et ce jusqu'au-boutisme a généré une sorte de déstabilisation des institutions et de la continuité de l'Etat, qui a eu pour conséquence de favoriser à droite et à gauche, à la fois la surenchère, le particularisme corporatiste et la récupération des mécontentements par des personnages parfois opposés au changement révolutionnaire. Dans l'ancien système, par peur, nous avions — plus particulièrement au niveau des médias — adopté la langue de bois du 7 novembre. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est la mainmise d'une nouvelle langue de bois révolutionnaire qui occulte les appartenances, masque les différences et brouille les nuances. Désormais, tout le monde se réclame de la révolution et ceux qui, le 13 janvier, gisaient sous l'oppression comme ceux qui profitaient vertement des largesses du régime ou de «la famille», se découvrent à l'unisson des vertus révolutionnaires et se présentent en victimes de l'ancien système. Ecoutez la radio, regardez la télé, jetez un coup d'œil à Facebook… Chacun chante des louanges à la nouvelle «ère nouvelle» et bénit la prodigieuse révolution populaire «qui a balayé l'injustice, le despotisme et l'exploitation, et rétablit l'homme dans sa dignité»… etc. Point d'autocritique, point de nuances, point de débat contradictoire quant au bien-fondé de cette révolution. On démarre sur un sermon révolutionnaire comme si l'on se référait à Dieu le Tout-Puissant, le Clément, le Miséricordieux…, puis on se lance dans des diatribes sur l'ancien système ou dans une joute apologétique en faveur des régions, de la jeunesse, de la révolution, des réformes exigées ici ou là qu'elles soient justes ou discutables, des cas particuliers qui s'emparent de la révolution ou des nombreux opportunistes qui retournent casaque. Or cette révolution tunisienne n'est pas un appel à installer le désordre ou à faire régner le chaos, ni un Etat de non-droit où des minorités s'érigeraient en pouvoirs occultes. Il s'agit d'un processus organisé de rétablissement dans ses droits de cette démocratie constitutionnelle pour laquelle sont morts, dès 1938, de jeunes Tunisiens scandant «barlamen tounsi !», de ce parlement qui n'a cessé d'habiter le Mouvement national et dont Bourguiba a dénaturé la fonction, avant de voir Ben Ali l'impliquer dans un scénario élaboré de démocratie trompeuse et de pseudo-pluripartisme mensonger, couvrant un vaste réseau familial de corruption, de racket généralisé et de détournement de l'ensemble de l'appareil économique du pays. Dans de nombreux pays, la révolution a été dénaturée à force d'être radicalisée, dans de nombreux pays, elle a donné lieu au chaos puis à des dictatures plus odieuses que les régimes qu'elle a supplantés. En Russie, en Chine, au Cambodge… En France, la terreur a fini par s'installer avec son lot de règlements de comptes, de massacres, d'injustices ignobles, avant de rétablir une autocratie, impériale cette fois. La révolution pour laquelle sont morts nos jeunes est une révolution pour la citoyenneté, pour la Constitution, pour l'Etat de droit. Il faut que toutes les forces vives, qu'elles soient révolutionnaires ou réformistes; gauchistes, baâthistes, nationalistes ou islamistes; communistes, libérales ou socialistes; écologistes ou productivistes; syndicalistes ouvrières ou patronales; se mobilisent pour la défendre par l'appel à la raison, par la défense des entreprises et des institutions, par la remise au travail, dans la meilleure discipline, de tous les Tunisiens sans exception, qu'ils soient révolutionnaires, khobsistes ou antirévolutionnaires. Car à l'heure où ces derniers avancent masqués à grands flots de langue de bois et de CV trafiqués, il devient urgent de dire et de se dire que les vrais révolutionnaires sont à dénicher parmi ceux qui ne crient pas le plus fort leur soif de changement. Ne faut-il pas méditer consciencieusement sur ce qu'a vécu dans son propre bureau de ministre de l'Intérieur, M. Farhat Rajhi. Des contre-révolutionnaires venaient, les armes à la main, pousser la révolution dans ses derniers retranchements. Au nom des droits de l'Homme et du citoyen, et de la dignité froissée d'une catégorie professionnelle mal aimée : les forces de sécurité. La preuve irréfutable que les extrêmes se rejoignent et que la déstabilisation de l'Etat en charge des réformes révolutionnaires attendues, ne peut profiter qu'aux adversaires de la Tunisie moderne réellement démocratique et rayonnante pour laquelle nous luttons en silence depuis de longues décennies.