Les référentiels du mouvement syndical sont séquencés par périodes, à titre de fondateur et acteur de la lutte pour la libération nationale, ensuite locomotive de la culture démocratique et l'esprit de citoyenneté Comme aujourd'hui, il y a trente huit ans, la Tunisie a vécu au rythme des émeutes violentes opposant les syndicats au pouvoir. C'est le 26 janvier 1978, encore appelé «Jeudi noir». Tout le pays est alors paralysé par une grève générale et des affrontements avec la police et l'armée, faisant plusieurs victimes, notamment dans les rangs des militants. Selon les estimations retenues, on compte près de 400 morts, 800 blessés et près de 1.000 arrestations(*). C'est cette «épopée» que la Confédération générale tunisienne du travail, Cgtt, a célébré samedi dernier dans un hôtel du centre de Tunis. A l'aise parmi les siens, la figure du syndicalisme tunisien Habib Guiza, en présence des représentants des médias et de certains visages connus de la sphère syndicale et politique, comme l'ex-constitutionnaliste Mohamed El Hamdi, le coup d'envoi est donné. Dans une allocution inaugurale, le secrétaire général retrace les grandes lignes, le jour du 26 janvier, «la plus grande bataille menée par le peuple tunisien et le mouvement syndical», la considérant, par son ampleur et sa portée, comme plus décisive que le 14 janvier 2011. «Nous sommes heureux d'être les acteurs de cette bataille», a-t-il ajouté, fier. Cette rencontre thématique, qui porte l'intitulé programme: «Positionnement du mouvement syndical tunisien sur la scène nationale» est la première d'un cycle organisé par le club Tahar-Haddad, émanation récente de la Cgtt et de l'Association Mohamed Ali Hammi. Devoir de mémoire des victimes du 26 Janvier En se défendant de se limiter à la commémoration descriptive, Habib Guiza regrette l'oubli «feint» du 26 janvier 78. Au-delà du devoir de réhabilitation, il revendique d'inclure les victimes dans le processus de la justice transitionnelle. «Des milliers de personnes sont renvoyées de leur travail, des familles entières en ont pâti, les martyrs se comptent par centaines. «Je ne demande rien pour moi», a-t-il pris soin d'ajouter. Mais cette «ingratitude» vis-à-vis des martyrs, des prisonniers syndicaux et des milliers de licenciés est jugée insoutenable par le syndicaliste qui aspire à un devoir de mémoire national. Autre revendication et non des moindres, sauf que celle-ci s'adresse à ses pairs, à ses compagnons d'hier de l'Ugtt, beaucoup moins aux autorités, c'est de reconnaître la pluralité syndicale, «nous ne pouvons rejeter le système du parti unique, appeler à la pluralité politique et interdire en même temps la liberté syndicale». Enfant de l'Ugtt, Habib Guiza a démissionné en 89, après le congrès de Sousse, pour d'abord créer l'Association de Mohamed Ali Hammi, ensuite la Confédération. A travers une intervention improvisée pour l'essentiel, M. Guiza classe les référentiels du mouvement syndical par périodes, d'abord à titre de fondateur et acteur de la lutte pour la libération nationale, ensuite en tant que locomotive de la culture démocratique et l'esprit de citoyenneté. «Il y a une jonction entre le mouvement syndical et le projet progressiste de la société tunisienne», clame-t-il. Sinon, la transition démocratique risque d'être bancale, sans le pluralisme syndical, selon lui. Saleh Zghidi a pris la parole pour se concentrer dans son intervention sur l'aspect économique en conspuant «le néolibéralisme» adopté par les gouvernements successifs. D'après l'ancien perspectiviste, le «système du contractuel», répandu partout dans le secteur privé, les banques et même dans la fonction publique à hauteur de 70 et 80 % «est inconcevable». Il a appelé à revoir le projet sociétal et les lois qui ne servent pas l'intérêt du travailleur mais la «tyrannie des partons». Notre rôle est de défendre l'intérêt du salarié, précise-t-il, nous nous mettons à l'abri des conflits politiques. Les vieux slogans, à l'ordre du jour Au terme de la séance inaugurale, se sont dégagés quelques axes; le premier, le syndicalisme constitue une facette de l'identité tunisienne à travers une profondeur historique et une présence active dans l'histoire contemporaine. Le second, concerne la liberté syndicale. Si les travailleurs sont dans leur droit d'adhérer au syndicat de leur choix, le risque pour une démocratie en herbe est de devenir un alibi de surenchère entre des syndicats rivaux. L'essence même de la culture syndicale est de servir des idéaux et les intérêts des salariés, elle est aussi traversée par des visées plus élémentaires, comme la médiatisation ou celle de s'attirer la sympathie des adhérents. Si aujourd'hui, des secteurs entiers comme l'éducation sont l'otage idéal pour servir quelques plans de carrière et un repositionnement hiérarchique interne, comment serait alors le décor si la rivalité s'étendait aux fédérations sectorielles relevant de syndicats concurrents ? Certes, le rôle premier des syndicats est de défendre les travailleurs. Il leur revient aussi de jouer les intermédiaires et, si besoin, les régulateurs entre le pouvoir politicoéconomique et certains de leurs syndiqués; ces fonctionnaires souvent absents, ces ouvriers démissionnaires et ces professeurs négligents, partisans du moindre effort. Dans le cadre d'une prise de conscience responsable, réclamée de tous, et d'une refonte de l'esprit national sur de nouvelles bases, nécessaires de fait, après une révolution. Au final, «néolibéral» et quelques termes sémantiquement associés ont fait office de leitmotiv au cours de la réunion. Les dirigeants syndicaux ont admonesté les autorités d'avoir adhéré à l'économie de marché. Comme si la Tunisie avait le choix ? Si la Chine de Mao l'a fait, si la Russie a préféré ressusciter un tsar plutôt qu'un descendant des bolchéviques, tsar «roturier» mais tsar quand même, que peut faire la Tunisie dans un système globalisé imposé, quel est son poids ? Peut-on vivre isolé du système monétaire mondial ? La Tunisie, qui a développé depuis l'indépendance une politique sociale à l'égard des plus démunis, devra la réadapter dans le même esprit solidaire, par la gratuité de certains services et le subventionnement des produits alimentaires de base canalisés vers leurs cibles. Et, favoriser en même temps un environnement favorable à l'investissement et donc à l'emploi, plutôt que de partager la pauvreté. Mais appeler à une révolte contre le «néolibéralisme», le poing levé, rappelle les slogans de la prime jeunesse incompatibles avec l'âge respectable et les cheveux grisonnants. * Radhouane Abdelali : Les émeutes fondatrices de la révolution tunisienne 1978-1984, Edition Publibook