Les années 1960-1970 ont été marquées en basket-ball par un duel épique entre l'Etoile Sportive Radésienne et le Stade Nabeulien qui était conduit par un tandem de feu composé des frères Habib et Rachid Belhassen. Pivot international de l'âge d'or du basket nabeulien, avec le sourire légendaire qu'on lui connaît aussi bien dans la défaite que dans la victoire, Rachid revient pour nos lecteurs sur sa carrière en Tunisie et en France, et sur le basket de son époque. Rachid Belhassen, vous avez eu pour compagnon d'aventure un immense personnage du basket national, feu Habib Belhassen, qui n'est autre que votre frère aîné. Oui. En plus d'avoir été un grand talent et une force de la nature, choisi meilleur joueur aux Jeux africains de Lagos, en 1973, Habib Belhassen était apprécié et aimé par tous pour ses qualités humaines: sincérité, franchise, don de soi, générosité… C'était en fait mon idole. Je lui portais le sac quand j'étais jeune. Il m'a fait aimer le basket. En sélection nationale, nous avons passé ensemble une année inoubliable. Il a fait aimer le basket aux jeunes de Kairouan lorsqu'il dut s'installer dans cette ville pour des raisons professionnelles. Tous les Kairouanais lui en sont toujours reconnaissants. Son souvenir est toujours présent. En fait, peu de gens savent que Habib pratiquait deux sports en même temps: le samedi après-midi, c'était le basket, et le dimanche matin, le rugby avec son club de toujours, le Stade Nabeulien. Vous venez d'une famille sportive Oui, car en plus de mon frangin feu Habib, mon autre frère, Naceur, a joué avec l'équipe fanion de handball du SN, alors que mon frère Hassen a longtemps été dirigeant au sein de la section basket-ball du SN. En votre temps, la famille Belhassen n'était pas la seule à compter au moins deux frères dans l'équipe de basket du SN ? En fait, il y avait aussi les frères Rezig (Mohamed et le fantastique Salem, l'homme de la passe aveugle, de la main gauche), les Gastli (Mohamed et Sahbi), les Ben Zaied (Hamadi et Nejib), les Ezzine (Tarek et Mokhtar qui ne sont certes pas des frangins).Tout comme les Taoufik «Toto» Ben Abdallah, des cousins. De qui se composait la formation nabeulienne de l'époque ? Les deux Ben Abdallah, l'infranchissable digue feu Sahbi Sallem, quelqu'un qui ne s'avoue jamais vaincu, Habib et Rachid Belhassen, Hamadi et Nejib Ben Zaied, Mokhtar Zine, Slah Ayed, Sahbi Hadidane, Tarek Zine, Nejib Khelifi et j'en passe. Rien que du joli monde. Quelle est votre meilleure rencontre ? A Sousse, contre l'Etoile Sportive du Sahel qui devait, ce jour-là, gagner afin d'échapper à la relégation. L'ambiance était électrique, l'intimidation de rigueur aussi, y compris de la part d'un ancien grand footballeur international étoilé qui se trouvait parmi les spectateurs. En l'entendant m'insulter, mon frère Habib, qui était avec moi sur le terrain, perdit le nord. Il enleva son maillot pour aller se bagarrer avec lui. Bref, cela a failli dégénérer. Par un sixième sens d'un fin psychologue, notre dirigeant Ali Maâmouri insista auprès de notre entraîneur, Shenkir, afin de ne pas me remplacer. Malgré mon énervement, il savait que c'était devenu pour moi une question d'honneur : il me fallait gagner ce match-là, coûte que coûte, afin de rendre la monnaie de sa pièce à celui qui m'a insulté gratuitement, et sans que je lui ai adressé la parole. Avez-vous donné raison à votre dirigeant, Ali Maâmouri ? Il ne pouvait en être autrement. L'agression verbale, dont j'ai été la cible, décupla ma volonté et mes forces. J'ai inscrit ce jour-là la bagatelle de 42 points, et commis tout juste deux ou trois fautes. Pourtant, d'habitude, je ne commettais pas moins de quatre fautes par match. Ce jour-là, le dirigeant Kaddour Chelli, un Nabeulien installé à Sousse et qui allait devenir la cheville ouvrière du basket à l'Etoile, n'en revenait pas ! Y a-t-il un autre grand match dont vous vous rappelez toujours ? Oui. Celui-là, je l'ai joué en France, avec mon club, Bourg-en-Bresse, face à Asnières. J'ai réussi les points de la victoire (88-87) dans les trois dernières secondes sur deux lancers francs. Le lendemain, le journal local «Le Progrès» a mis en exergue en manchette la belle performance que j'ai réussie. Quel est votre meilleur souvenir sportif ? Notre victoire in extremis, dans un scénario hitchcockien, contre l'Etoile Sportive Radésienne en finale de la coupe de Tunisie 1973. Ce sont douze ans de domination sans partage de l'ESR auxquels le SN mettait subitement fin. Mon frère Habib conduit une contre-attaque de la dernière chance, puisque Radès mène d'un point à trois secondes de la fin. Le ballon danse autour du cerceau, indécis, ne comprenant pas de quel côté son cœur allait balancer. Eh bien, je force la décision en reprenant le ballon d'un dunk. Ce panier-là est entré dans la légende. Et votre plus mauvais souvenir ? Le championnat d'Afrique 1975 à Alexandrie. A peine arrivé avec la sélection en Egypte, j'apprends la terrible nouvelle du décès de ma mère Khira qui a été, avec mon père Tahar, restaurateur de son état, notre plus grand supporter, à mon frère Habib et à moi. Votre club, le Stade Nabeulien, a perdu son lustre d'antan. Il y a quelques saisons, il l'a même échappé belle au terme du play-out. De ce pas-là, tôt ou tard, il risque de plonger. Comment analysez-vous une telle descente aux enfers ? La situation du sport à Nabeul fait réellement mal au cœur. Le basket a perdu du terrain, le handball, un fleuron du club, vit une chute libre. Le football se traîne dans les divisions inférieures. Il faut d'abord prendre du recul pour analyser la situation, et pour ensuite trouver les fonds nécessaires à la relance. Une région économiquement réputée être très dynamique n'a pas le droit de manquer d'ambition et de brader ses meilleurs produits, Hadidane, Knioua, Rezig…, partis monnayer leur talent ailleurs. Je crois que la raison essentielle de ce déclin a trait à l'absence de fonds, ce qui incite les dirigeants à vendre leurs meilleurs produits. Le résultat, vous le connaissez : l'exil auquel sont contraintes les grandes figures du club, et ce qui en découle comme appauvrissement de la qualité technique d'un bastion fort du BB national. En votre temps, vous avez également dû vous exiler en France. Dans quelles circonstances ? C'est le sélectionneur américain de l'équipe de Tunisie, Bill Sweek, qui me conseilla auprès d'un Prof au Lycée Carnot dont le père était président de la Jeunesse Laïque de Bourg-en-Bresse. Ce n'était certes pas le haut niveau, mais nous rencontrions régulièrement les grands clubs à l'instar de Villeurbanne et de grandes vedettes comme Jean-Claude Bonato, rendu célèbre par son «bras roulé». Votre président, Si Mohamed Fekih, n'a-t-il pas usé de son droit de veto pour vous empêcher de partir ? Non, Si Mohamed Fekih est un personnage exquis. Un vrai passionné de sport, pas comme beaucoup de dirigeants d'aujourd'hui qui se servent du sport au lieu de le servir. C'est notre père à nous tous, joueurs du Stade Nabeulien. Il m'a accordé un bon de sortie parce qu'il comprenait parfaitement que je ne pouvais plus rester contre mon gré. Je n'oublierai pas non plus Ali Maâmouri, un dirigeant comme il n'en existe plus, dévoué, passionné et généreux. Quatre fois par semaine, il nous ramenait de Tunis où nous poursuivions nos études à bord de sa bagnole pour nous permettre de nous entraîner à Nabeul avec l'effectif. C'est lui qui a insisté afin que je sois aligné en 1968 dans mon premier match avec les seniors, à Sousse contre l'Etoile du Sahel. Je devais alors remplacer Khairallah Tlatli, le frère aîné de l'ancien sélectionneur national, Adel Tlatli. La vedette du basket tunisien s'appelle Salah Mejri, le premier Tunisien à évoluer en NBA. Son ascension vous surprend-elle ? Non, pas vraiment, s'agissant d'un basketteur complet. Sa taille et sa discipline l'ont beaucoup aidé. Il faut avouer que, dès son arrivée à Sousse en provenance de Jendouba, le directeur technique national, Mohamed Toumi, l'a fait énormément travailler. Ensuite, Adel Tlatli a su exploiter à bon escient ses qualités en sélection. Quel est à votre avis le meilleur basketteur tunisien de tous les temps ? Permettez-moi d'en citer plusieurs. Comment oublier, par exemple, Kais Mrad, Taoufik Ben Abdallah, Taoufik Bouhima, Mustapha Bouchnak, mon frère Habib Belhassen… Dans les années 1970, seuls deux joueurs tunisiens furent retenus au sein de la sélection africaine qui se produisit à Mexico : Taoufik Bouhima et Habib Belhassen. Dans la génération qui vint par la suite, il y eut Mounir Garali, Lotfi El Benna, Amine Rzig, Mohamed Hadidane, tous, des enfants du SN qui savait alors assumer son statut de vivier inépuisable du basket tunisien. D'autres clubs ont également enfanté de grands talents. Le meilleur entraîneur que vous ayez connu ? Shenkir, un éducateur modèle. Il nous a appris les ABC du basket, les fondamentaux. Au niveau des clubs, le basket national n'est pas très fringant. Pourquoi ? L'argent est devenu la seule valeur qui compte. Forcément, au lieu d'avoir cinq ou six clubs d'un même niveau, seuls les deux ou trois clubs les plus riches font la course en tête. Bientôt, ce sera comme une industrie, un domaine régi par la rentabilité, dénué du moindre charme ou saveur. Il n' y a pas de travail continu en profondeur, y compris à Nabeul où la disparition de Slah Ayed a laissé un grand vide au niveau de la formation. Parmi l'effectif actuel, près de 50% des joueurs furent formés par ce technicien compétent, patient et amoureux de son métier. Il n' y a plus vraiment beaucoup de formateurs comme lui. Que représente pour vous le SN ? L'oxygène indispensable à la vie. C'est aussi le sang qui coule dans mes veines. Les couleurs de mon club, le vert et oranger ont rythmé ma vie. En plus des couleurs du drapeau national, elles sont tout ce qu'il y a de plus sacré pour moi. Que vous a apporté le sport? La chose la plus précieuse qui soit, l'amour des gens. Pour tout l'or du monde, cela ne peut pas s'acheter. Les gens retrouvent chez les anciens joueurs les valeurs auxquelles ils croient le plus : l'amour des couleurs, le fair-play et une saine perception du sport. On pratiquait le sport pour le sport. A présent, les joueurs vivent dans, et pour, les apparences. Ils veulent exhiber, coûte que coûte, cette richesse ostentatoire qui constitue un nouveau statut pour eux. Forcément, ils ne sont pas suffisamment mûrs pour l'assumer. Les voilà donc à bord de voitures rutilantes, flanqués de jolies nanas. Ils oublient qu'une carrière sportive est très brève et éphémère, que s'ils veulent aller loin, ils doivent consentir d'énormes sacrifices. Malheureusement, réussir une grande carrière, pousser les frontières de l'ambition, viser le haut niveau, tout cela constitue le dernier de leurs soucis. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'ai pas encouragé mon fils unique à embrasser une carrière sportive. Que fait-il aujourd'hui ? Mohamed Tahar, qui a 42 ans, est pharmacien. Il travaille pour un laboratoire américain à Francfort, en Allemagne. Il représente tout pour moi et pour Habiba que j'ai épousée en 1977. La famille, c'est toute mon existence. Mon petit-enfant Omar est la prunelle de mes yeux. Comment passez-vous votre temps libre ? A vrai dire, j'en ai très peu. Après la retraite, j'ai fait le conseiller médical. Je fais une heure de marche par jour. La plage, l'été, comme tout Nabeulien qui se respecte, le café pour rencontrer les amis, et le sport à la télé, sans oublier les voyages qui forment la jeunesse : voilà comment je profite de mes journées de retraité. Etes-vous optimiste pour l'avenir de notre pays ? Comment l'être devant tant de laxisme écœurant et tant de gabegie ? Le pays a le plus besoin de stabilité et d'un homme à poigne qui tarde malheureusement à montrer le bout du nez. Enfin, quelle est votre devise dans la vie ? Rien ne vaut la santé et le bonheur qui est si simple et n'attend qu'une chose : qu'on lui tende la main.