On est enfin au début de la fin de la crise gouvernementale. Ça en a l'air en tout cas. Elyes Fakhfakh ne considère plus Nabil Karoui comme persona non grata et accepte donc qu'il fasse partie du gouvernement. Vraisemblablement, et si tout continue comme ça, on aura la composition gouvernementale cette semaine et, celle-ci, devrait obtenir le vote de confiance à l'assemblée. On était à un cheveu d'une grosse crise qui allait durer quelques mois et d'un vide constitutionnel. Le pays a failli être entre les mains de Kaïs Saïed exclusivement. On l'a échappé belle et on doit notre salut à… Rached Ghannouchi ! Cela fait mal de le dire et de le constater, mais c'est une vérité que l'on ne peut nier. Oui, la Tunisie de 2020 doit son salut à l'islamiste Rached Ghannouchi, celui-là même qu'on qualifiait d'assassin à longueur de journées en 2013 et 2014, celui là même qui a échappé à la peine capitale sous Bourguiba pour actes terroristes, celui-là même qui a été gracié par Ben Ali avant de passer de nouveau à l'offensive terroriste, celui-là même qui dirigeait (certains diraient, dirige encore) une secte terroriste. Après des décennies de complots, de prison, de clandestinité, d'exclusion, ce Rached Ghannouchi est devenu sauveur de la Tunisie. Il faut reconnaitre qu'il a du souffle. Il faut aussi reconnaitre qu'il s'est bien « tunisifié », en apparence du moins. Il a délaissé les frères musulmans pour devenir désormais le frère de Youssef Chahed et Nabil Karoui, et ce après avoir été le frère de Béji Caïd Essebsi. C'est feu ce dernier qui l'a d'ailleurs mis sur les rails de la « tunisianité ».
Dans la mission que lui a donnée Kaïs Saïed, il était hors de question pour Elyes Fakhfakh qu'il intègre Qalb Tounes (parti de Nabil Karoui) dans le gouvernement. Sauf que voilà, sans Nabil Karoui, rien ne peut se faire, mais Elyes Fakhfakh, tout comme son commanditaire Kaïes Saïed, président de la République, a mis du temps pour comprendre cette évidence. Dans sa chronique hebdomadaire, Ikhlas Latif a bien expliqué les enjeux de ce qu'elle a appelé « déculottée ». Parfois, j'ai tendance à ne pas vouloir appeler les choses par leur nom, tant c'est surréaliste ! Ainsi donc, Rached Ghannouchi, a pu faire un « tapis » à l'issue de cette palpitante partie de poker. Il a commencé par humilier ses propres pairs d'Ennahdha qui ont préféré proposer Habib Jamli à la tête du gouvernement plutôt que son « fils spirituel » Zied Laâdhari. C'est bien Rached Ghannouchi qui a été dans les coulisses pour pousser Nabil Karoui à ne pas voter la confiance du gouvernement Jamli en dépit de toutes les pressions qu'il subissait à l'époque. C'est lui aussi qui a convaincu Youssef Chahed de faire barrage. Mis devant le fait accompli par Kaïes Saïed qui a estimé qu'Elyes Fakhfakh est plus compétent que Fadhel Abdelkefi et Hakim Ben Hammouda (CQFD), Rached Ghannouchi n'a pas désempilé. Après plusieurs appels restés sans suite, il est passé à l'offensive en allant parler lui-même au président de la République pour qu'il lève son veto sur Nabil Karoui, puis a invité ce dernier chez lui pour rencontrer Elyes Fakhfakh et imposer un terrain d'entente. C'est surtout pour trouver un semblant de porte de sortie honorable pour Fakhfakh. Tapis, ou échec et mat comme dirait Mme Latif, Rached Ghannouchi remporte la mise sur tout le monde. Les faucons d'Ennahdha sont revenus sous sa coupe ; le futur chef du gouvernement (presque humilié) est désormais sous sa coupe, lui aussi, et le président de la République, discrédité, n'a qu'à bien se tenir avec lui, s'il ne veut pas être « tartourisé ».
Pendant que Rached Ghannouchi se démène pour trouver une solution à un gouvernement où il peut mener la danse, Kaïs Saïed se démène à Carthage pour justifier son existence et imposer ses idéaux. Des idéaux qui doivent affronter la realpolitik, chose que le président de la République semble ignorer superbement. A peine trois mois à Carthage, voilà que les membres de son cabinet se tirent publiquement les uns sur les autres. S'il y a un bêtisier pour les présidents de la République et les chefs d'Etat, Kaïs Saïed risque d'y figurer en bonne position avec son certificat médical envoyé pour éviter d'aller à Addis Abeba où se tient le 33ème Sommet africain. C'est une première qu'un chef d'Etat prenne des jours de congé de maladie pour une… angine ! N'importe quelle PME qui se respecte aurait considéré cet argument comme irrecevable. Pour le moment, et rien qu'en l'espace de cent jours, Kaïs Saïed a zappé le sommet post Brexit Royaume-Uni – Afrique ; le sommet de Berlin ; le Forum de Davos et voilà maintenant le Sommet africain ! La Tunisie est on ne peut plus souffrante, la Tunisie est on ne peut plus dans le besoin d'investisseurs étrangers et voilà que son président se permet le luxe de rater les occasions, les unes derrière les autres, de rencontrer le secrétaire général de l'ONU, les premiers dirigeants des grandes puissances européennes et internationales et les plus gros investisseurs. C'est vrai qu'il n'aurait pas fait et obtenu grand-chose, mais être présent sans résultat est toujours meilleur et mieux perçu que de ne pas être du tout présent. Ce président qui prétexte une angine pour ne pas aller à un sommet international devrait lire les archives de son dernier prédécesseur nonagénaire qui n'en ratait aucun ou presque !
Au lieu de devenir président de la République comme le voulaient ses 2,7 millions d'électeurs (72,71%), Kaïs Saïed préfère rester un candide « militant » vociférant, au dessus d'un podium dans la cour d'une faculté, des slogans pour refaire le monde. Quand il n'est pas occupé par les querelles et les jérémiades de son entourage, le monsieur convoque la ministre des Sports pour la réprimander à propos de la participation d'un Israélien dans un tournoi en Tunisie. Il fait publier un communiqué honteux par le ministère des Affaires étrangères pour dénoncer le match remporté par notre championne de tennis Ons Jabeur contre une joueuse israélienne à la Fed Cup de Helsinki. Il irait même jusqu'à souhaiter de boycotter la participation à toute manifestation sportive (ou culturelle) où Israël se trouve. La dernière, une véritable première dans les annales diplomatiques tunisiennes, il limoge l'ambassadeur de Tunisie auprès de l'ONU, Moncef Baâti, alors que la Tunisie est membre du conseil de la Sécurité qui discute actuellement une résolution pour condamner le « deal du siècle » présenté par Donald Trump. « Une grave faute diplomatique », a expliqué 72 heures après Rachida Ennaïfer. De quoi ébranler l'ensemble de la mission diplomatique tunisienne, car on n'a jamais vu une telle humiliation et un tel désaveu public de nos diplomates. JAMAIS !
A vrai dire, et comme beaucoup d'hommes politiques tunisiens, Kaïs Saïed utilise la cause palestinienne et Israël comme un épouvantail pour faire oublier leurs échecs ou détourner le regard de leur public. Les « révolutionnistes » évoquent Kamel Letaïf à toutes les sauces, les nationalistes arabes rendent Israël responsable de tous les torts. Cela fait mouche avec leur public, souvent crédule et impulsif. L'adage d'Abraham Lincoln « Vous pouvez tromper certaines personnes tout le temps, et toutes les personnes de temps en temps, mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps » est méconnu pour Kaïs Saïed, d'autant plus que ses aficionados (qu'il écoute tout le temps) figurent parmi ces derniers qu'on peut toujours tromper. Du coup, la cause palestinienne et Israël rendent de fiers services à celui qui considère que la normalisation avec Israël est une « haute trahison ». Ce discours de militants estudiantins trouve écho auprès de son public-cible et augmente sa popularité. A ses yeux du moins. Cette politique de l'autruche et du déni des réalités perdurera-t-elle ? Au vu de la situation dans laquelle se trouve la Tunisie, un jour ou l'autre, et le plus tôt sera le mieux, il va devoir se rendre compte qu'on est en 2020, que la Tunisie n'est pas un pays isolé du monde et qu'il doit se soumettre à la realpolitik, que les Tunisiens, notamment les jeunes, ne sont pas aussi sensibles que lui à la Cause et ont d'autres priorités que la Palestine et Israël et qu'il est, depuis le 23 octobre 2019, président de la République tunisienne et non un militant de la fac de droit.