Que les gardiens de la bien-pensance, de la vertu et des bonnes mœurs soient rassurés : Oui, le geste de l'activiste Mawadda Jmei est obscène et irrévérencieux. La jeune activiste de Gabès a posté une story d'elle en train de faire un doigt d'honneur à la photo du président de la République. Cela a, semble-t-il, heurté la délicate sensibilité de certains qui ont rapporté la chose aux autorités. Conséquence : la jeune étudiante de 21 ans se fait arrêter et un mandat de dépôt est émis contre elle. La machine s'est emballée rapidement pour préserver l'image du président de la République et pour rétablir la vertu dans les rues de Gabés. Le magique décret 54 a été brandi pour punir la jeune fille. Les autorités, souhaitant mettre fin à ce genre d'obscénité visant le chef de l'Etat, ont provoqué tout l'inverse. Des milliers de photos de doigts d'honneur ont été postées. En voulant étouffer ce geste contestataire de manière aussi brutale, le régime a créé des milliers de nouveaux adeptes. D'un geste somme toute assez banal, les autorités ont créé une tendance. Une énième illustration du sens politique de ces autorités et de leur capacité à sentir le pouls de la rue. Les soutiens du président de la République se sont montrés particulièrement virulents concernant la jeune Mawadda et beaucoup d'entre eux estiment que ce qui lui arrive est tout à fait justifié. Certains vont même jusqu'à dire qu'elle a besoin d'être éduquée, en prison évidemment. Seulement, comme d'habitude, ils se trahissent eux-mêmes en montrant sans ambages que ce n'est pas le doigt d'honneur qui les dérange, mais plutôt à qui il est adressé. Leur objectif est de protéger la sacro-sainte image du président et d'étouffer tout esprit contestataire qui le prendrait pour cible. Nous en connaissons tous, et ils seraient bien gonflés de jouer les pères la morale ou de se proclamer gardiens de la bienséance. Il ne manquerait plus que ça.
Le geste est obscène et provocateur, aucun doute là-dessus, mais il faut bien le remettre dans un contexte. La jeune fille oppose l'obscénité et la provocation à une situation générale qui n'en manque pas. Ceux qui ont été dérangés par le doigt d'honneur de Mawadda ne l'ont pas été par le fait qu'un journaliste comme Mourad Zeghidi croupisse en prison pour une accusation fallacieuse de propagation de fausses informations. A ce jour, personne ne sait de quelle information il s'agit. Ceux qui se sont précipités pour insulter et vilipender une gamine de 21 ans alors même qu'elle était déjà arrêtée n'ont rien dit quand l'honneur d'une magistrate avait été évoqué en haut lieu et était devenu un sujet à polémique. Les nouveaux pères la morale ne trouvent rien à redire quand Sonia Dahmani est privée de son droit à la défense. Ils se sont tous couchés comme des carpettes quand le régime a décidé de maintenir des opposants en prison au-delà du délai légal de quatorze mois dans une affaire de complot contre l'Etat qui n'avance décidément pas. Quel est le plus abject ? Le doigt d'honneur de Mawadda ou le fait que les élus de la République, qui ont accédé au parlement grâce aux voix de 11% des Tunisiens, décident d'amender la loi électorale à une semaine de l'échéance présidentielle pour exclure le tribunal administratif, pas assez docile, des contentieux électoraux ? Il n'y a pas un président de par le monde qui n'a pas été insulté. Toute personne qui se présente à un poste de responsabilité doit entériner le fait qu'elle fera l'objet de critiques, d'insultes, parfois de mensonges et même de diffamation. C'est comme ça. Le fait que tout un système se mette en branle pour un doigt d'honneur fait par une étudiante devant une photo, renseigne beaucoup sur l'état de ce système et sur sa fragilité. Un vrai Etat fort n'est pas ébranlé par une story. Une vraie pensée politique n'est pas remise en question par le geste d'une étudiante. Une « guerre de libération nationale » ne devrait pas s'encombrer d'une polémique inutile autour d'un doigt d'honneur.
Mawadda Jmei a peut-être eu tort de s'exprimer de cette manière. Elle a peut-être eu tort de poster ce geste sur les réseaux sociaux, peut-être. Mais cela ne devrait pas occulter le réel message derrière ce geste. Mawadda fait partie d'une génération à laquelle l'Etat tunisien n'a pratiquement rien donné. Elle fait partie d'une génération devant laquelle les portes sont fermées et où l'ascenseur social est bloqué au rez-de-chaussée. Ces jeunes de vingt ans ont le droit d'être provocateurs, irrévérencieux et même abjects. Ils ont le droit de s'exprimer, de réclamer et de questionner, même en franchissant certaines limites. Mawadda avait huit ans en 2011, se taire et faire le dos rond ne fait pas partie de ses habitudes, et cela ne changera pas.