La présidentielle de 2024 ne ressemble aucunement à celles de 2014 et 2019. L'Instance électorale a imposé de nouvelles conditions ce qui a barré la route à plusieurs candidats. Sauf que l'Isie n'a rien décidé toute seule, elle n'a fait qu'appliquer, à la lettre, les textes de la constitution qu'a rédigée Kaïs Saïed en 2022. « L'élection présidentielle est la rencontre d'un homme et d'un peuple. » Cette célèbre phrase de Charles de Gaulle peut s'appliquer partout dans le monde, sauf en Tunisie. La Tunisie de 2024 qui empêche, par ses nouveaux textes réglementaires, la rencontre de candidats à la présidentielle avec le peuple tunisien. L'élection présidentielle est programmée pour le 6 octobre prochain. Les prétendants à la candidature se comptaient par dizaines, bien davantage que les 116 qui ont retiré le formulaire de parrainage auprès de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Certains prétendants ont cependant préféré s'abstenir de retirer le formulaire, car ils savaient, à l'avance, qu'ils n'étaient pas éligibles à cause des nouveaux textes imposés par l'Isie. Pour élaborer ses textes, cette dernière a appliqué la nouvelle constitution de 2022 qu'a rédigée, tout seul, le président Kaïs Saïed. Dans cette constitution, le président de la République a imposé plusieurs nouvelles règles pour candidater à la présidence. Des règles qui n'existaient pas dans la constitution de 2014. Le résultat est qu'il a barré la route à des dizaines de candidats/rivaux. Le référendum pour la constitution de Kaïs Saïed a été largement boycotté par les Tunisiens puisque seuls 30,5% des inscrits y ont participé. N'empêche, c'est cette constitution taillée sur mesure, qui fait foi et fait office de loi. Partant, l'Isie s'est basée sur elle pour élaborer l'ensemble des conditions de candidature à la présidentielle.
Contrairement aux conditions de participation de 2014 et de 2019, la constitution a fixé l'âge minimum de participation à quarante ans, contre 35 ans auparavant. Cette règle, appliquée par l'Isie, a exclu certains prétendants, à l'instar d'Olfa Hamdi, présidente du parti « Troisième République » qui n'a pas arrêté d'annoncer sa volonté de candidater à la magistrature suprême. Cette règle est aberrante au XXIe siècle, car il y a plusieurs chefs d'Etat et Premiers ministres dans le monde qui ont la trentaine. Ils dirigent, avec succès, des pays développés. En imposant l'âge de quarante ans, comme minima pour candidater à la présidentielle, Kaïs Saïed n'a fait que barrer la route à des candidats/rivaux potentiels et sans donner d'explication logique et recevable à cette condition anachronique. Nouvelle règle appliquée par l'Isie, « Être de nationalité tunisienne, sans autre nationalité, né de père et mère tunisiens, ainsi que de grands-parents paternels et maternels tunisiens, tous ayant conservé leur nationalité tunisienne sans interruption. » Aux élections de 2014 et de 2019, il fallait être juste tunisien, indépendamment de la nationalité de ses aïeux. En imposant la tunisianité sans interruption des parents et grands-parents, paternels et maternels, l'Isie exclut des dizaines de Tunisiens. Cette règle est, pourtant, anticonstitutionnelle, aussi bien par rapport à la constitution de 2014 que celle de 2022. Les deux constitutions considèrent, noir sur blanc, que tous les Tunisiens sont égaux. Or cette égalité n'est plus respectée, quand il s'agit de candidater à la présidentielle, puisque les deux constitutions distinguent les binationaux de ceux qui ont une seule nationalité. Pourquoi un binational se trouve exclu de la présidence ? Quel est son tort s'il a un parent étranger et qu'il est né avec deux nationalités ? La chose empire avec la constitution de 2022 puisqu'elle considère que le simple fait d'avoir un parent ou un grand-parent de nationalité différente vous exclut de la présidence et vous considère comme un citoyen de seconde zone. Le citoyen peut être donc Tunisien à 100%, mais le simple fait d'avoir un grand-parent de nationalité étrangère l'exclut de la magistrature suprême. Ici aussi, Kaïs Saïed exclut des candidats/rivaux avec sa condition aberrante. Autre condition discriminatoire et anticonstitutionnelle, prévue dans les deux constitutions de 2014 et de 2022, mais également celles qui les ont précédées, l'exigence que le candidat soit de religion musulmane. Les Tunisiens ayant une autre religion, ou athées, sont exclus d'office de la présidence et sont, eux aussi, considérés comme des citoyens de seconde zone. Dès lors, on ne peut plus considérer que tous les Tunisiens sont égaux, comme le prévoient toutes les constitutions tunisiennes.
La règle de l'Isie qui a causé le plus de tort aux candidats de 2024 est cependant l'exigence du bulletin numéro 3 représentant le casier judiciaire du candidat. Une règle inspirée par la constitution de 2022 qui, elle aussi, discrimine les Tunisiens. Quelqu'un qui a été condamné à une quelconque peine judiciaire a, théoriquement, payé sa dette après avoir accompli sa peine. Dès lors que la justice ne l'a pas privé de ses droits civiques, l'Isie n'a pas à lui imposer un casier judiciaire vierge pour candidater. Ce serait là une double peine et, en aucun cas, on ne peut condamner une personne deux fois pour les mêmes faits. Si cette règle était imposée aux Etats-Unis, au Brésil ou en Israël Donald Trump, Lula da Silva et Benyamin Netanyahou, tous condamnés par la justice, n'auraient jamais pu candidater pour occuper les postes de président de la République et de Premier ministre. Si elle était appliquée en Tunisie, Habib Bourguiba lui-même n'aurait pas pu candidater. En tout état de cause, ce n'est pas à l'Isie de décider si un candidat anciennement condamné est éligible ou pas, c'est au peuple de décider et uniquement au peuple. Dans les faits, et outre sa violation d'un droit fondamental, le bulletin numéro 3 s'est avéré plus pernicieux qu'il n'y parait. Le ministère de l'Intérieur a refusé tout bonnement de le délivrer à plusieurs candidats qui avaient réellement leurs chances de gagner. Est-ce un ordre direct de Kaïs Saïed au ministre de l'Intérieur de ne pas délivrer le document à ses rivaux ? C'est fort probable. La suspicion de son implication est là en tout cas. À cause de la non-délivrance de ce bulletin numéro 3, plusieurs candidats se sont retirés de la course à la dernière minute, à l'instar de Kamel Akrout, Karim Gharbi et Nasreddine Shili, et plusieurs autres ont dû présenter leur dossier de candidature sans le document en question, prenant ainsi le risque d'être disqualifiés par l'instance électorale, bien que leur casier judiciaire soit vierge. Il s'agit notamment de Mondher Zenaïdi et Imed Daïmi. Ces exigences de l'Isie, imposées par la constitution de 2022, couplées aux blocages bureaucratiques de l'administration, viennent s'ajouter aux déboires judiciaires de dernière minute qu'ont dû affronter certains candidats. La veille du dernier jour de dépôt des candidatures, une série de décisions judiciaires est venue barrer la route à des candidats. Nizar Chaâri, Abdellatif Mekki et Adel Daou ont été interdits à vie de se présenter à une élection. Avant eux, Lotfi Mraïhi a eu la même peine. Enfin, Abir Moussi a été condamnée le même soir, à deux ans de prison, ainsi que Leïla Hammami et Mourad Messaoudi, ce qui les exclut d'office de la présidentielle. La justice a-t-elle été indépendante ou aux ordres ? Quoi qu'il en soit, le doute est là, au vu du timing très suspect.
En rédigeant tout seul une constitution, dans laquelle il a inclus une série de conditions aberrantes, anachroniques et anticonstitutionnelles, Kaïs Saïed a verrouillé les accès à la magistrature suprême. C'est comme s'il s'est taillé un costume sur mesure que seul lui peut porter. Constatant que cela n'a pas suffi et qu'il y a des candidats sérieux qui peuvent, quand même passer, comme Mondher Zenaïdi et Kamel Akrout, il a barré la route à ses adversaires en utilisant l'administration et la justice. Le pire est que ce costume taillé par Kaïs Saïed a été désapprouvé par la majorité des Tunisiens. Faut-il rappeler que le taux de participation au référendum validant la constitution de 2022 n'a été que de 30,5% ? Non seulement Kaïs Saïed barre la route à ses rivaux, avec ses textes anticonstitutionnels, aberrants et anachroniques, mais il le fait contre la volonté de la majorité des Tunisiens. Il a beau crier sur tous les toits, dire et répéter qu'il est là pour répondre à la volonté du peuple, il fait l'exact contraire de ce qu'il prétend. L'Isie essaie de convaincre qu'elle est au-dessus de la mêlée, intègre, indépendante et à équidistance de tous les candidats. CQFD. Mais peu importe les reproches qu'on peut lui faire, on ne peut aucunement lui reprocher les nouveaux textes qu'elle a imposés pour la présidentielle de 2024, elle n'a fait qu'appliquer la constitution de Kaïs Saïed. En l'état, en dépit de toute la bonne volonté qu'elle pourrait avoir pour valider les candidatures, l'Isie est prisonnière de la constitution de 2022.