Le décret-loi 54 est celui par lequel tous les maux arrivent. On avait alerté contre les dérives de ce décret - relatif à la lutte contre les infractions liées au système d'information et de communication - depuis sa promulgation en septembre 2022. Nous étions déjà bien loin du compte. Difficile d'imaginer en effet que cette loi allait permettre de poursuivre autant de citoyens, politiques et journalistes. Leur nombre exact demeure inconnu à l'heure actuelle.
Une initiative législative propose aujourd'hui d'amender le décret 54 en s'attaquant surtout à son article 24. Cet article, qui canalise l'essence même de cette loi répressive, prévoit une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à cinq ans et une amende pouvant aller jusqu'à cinquante mille dinars contre toute personne responsable de la propagation ou la production de « fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui ». Ce montant est doublé si la déclaration est jugée offensante envers un représentant de l'Etat. Il serait ainsi aisé de croire que la solution à cette dérive répressive serait tout simplement de s'attaquer à ce seul article. Ceci est loin d'être suffisant.
Ces derniers mois, cette loi aura tout fait pour prouver à ses détracteurs que sa mission première est tout simplement de limiter le pouvoir de nuisance des journalistes et de museler l'opposition politique. Cette loi classe les opinions comme des informations et juge de sa susceptible nuisance « aux droits d'autrui ». Une véritable aberration. Pensé dans une logique – nous dit-on – de prévention, cet outil juridique a plutôt été utilisé pour museler les voix dissidentes. Accepter d'amender ce décret-loi c'est accepter déjà le principe qu'une opinion peut faire office d'information et être jugée en tant que telle. C'est accepter qu'une loi vienne juger des intentions des gens et décider quelle opinion mérite d'être punie et quelle autre non. C'est aussi établir une case dans laquelle les opinions jugées « acceptables » doivent être rangées. C'est faire un pied de nez et même un doigt d'honneur à la constitution et au principe même de liberté d'expression, de pensée et de presse. Même si cet article est amendé, le décret 54 restera cette épée de Damoclès qui pèsera au-dessus de la tête de tout citoyen, journaliste ou politique. On aura observé cette loi depuis sa promulgation il y a bientôt deux ans. Le bénéfice du doute n'est plus permis.
Amender le liberticide décret 54, serait donner une légitimité à une loi répressive qui permet de poursuivre des personnes pour leurs opinions, déclarations ou publications sur les réseaux ; serait accepter un consensus sur la liberté d'expression et de presse et marchander les libertés les plus élémentaires. La moindre de vos opinions, aussi anodine, aussi innocente, aussi partagée par les masses soit-elle, pourrait vous conduire vers la case prison. L'interprétation reste tributaire du bon vouloir d'un juge. Pas très rassurant tout ça, vu l'état actuel de la justice tunisienne.
Si on respectait le décret 54 à la lettre, les publications sur les réseaux seraient nettoyées de toute pensée critique et les journaux de toute information contraire à la propagande du régime. Les internautes ne devraient plus publier que des photos de chats et les journalistes inviter sur leurs plateaux les charlatans et personnalités de la scène people. Mais ce qui est encore plus pernicieux dans cette loi, c'est qu'elle ouvre grand le champ des possibles et permet d'engager des poursuites sur-mesure et au cas par cas. En théorie, le décret permet d'attaquer tout simplement tout le monde, dans les fait, sa cible est, cependant, très claire : tous ceux qui osent s'attaquer au régime. Une chasse aux sorcières en bonne et due forme.
Contrairement à ce que pourraient penser les défenseurs de cet amendement, c'est l'essence même de cette loi qui à rejeter. Dans sa totalité. Cette loi est, en effet, de l'avis des partisans du régime, l'outil qui permettra d'instaurer le climat idéal à l'exercice démocratique. Leur vision du climat idéal. « Le décret 54 a créé un climat propice à la tenue d'une élection en bonne et due forme », dixit la députée Fatma Mseddi. L'élue du peuple a parfaitement raison si on estime qu'un climat propice au jeu démocratique serait celui qui étouffe toute voix dissidente et dans lequel règne la pensée unique. Dans ce cas de figure, le décret 54 aura ainsi pleinement rempli sa mission, avec ou sans l'article 24…