Après avoir posé, en larmes, tenant le drapeau national, Kaïs Saïed s'est empressé de limoger tous ceux qui, selon lui, seraient responsables des sanctions infligées à la Tunisie. Si ces limogeages devaient servir à calmer le feu des critiques, la réalité, elle, est bien plus complexe. Hier, le ministère de la Jeunesse et des Sports a annoncé, dans un communiqué, une série de limogeages. Aux oubliettes bureau de la fédération nationale de natation, directeur général de l'Agence nationale antidopage, et directeur régional de la Jeunesse et des Sports de Ben Arous. Il s'agit évidemment de mesures dictées par le président Saïed, prises lors du conseil ministériel portant sur l'incident du drapeau tunisien. Le drapeau national avait été caché par un bout de tissu à la piscine olympique de Radès à la 7e édition du Tunisian Open Master, organisée par la Fédération tunisienne de natation. En « visite-surprise », Kaïs Saïed a ordonné la levée immédiate du drapeau tunisien et a qualifié cet incident de « crime odieux », ordonnant l'ouverture d'une enquête administrative et judiciaire à ce sujet. Des images du chef de l'Etat, en pleurs et embrassant le drapeau national ont été publiées sur la page de Carthage. Doublement dérangeantes, elles ont beaucoup fait réagir hier. Dans ces images, le chef de l'Etat semblait très affecté qu'on touche au drapeau national, d'où les décisions hâtives servant à apaiser la colère des foules. Mais ces sanctions ont-elles touché les vrais responsables de ce scandale ?
Le 30 avril, l'agence mondiale anti-dopage (AMA) avait annoncé des sanctions contre la Tunisie à cause de la non-conformité de l'Anad. La non-conformité résultait de son incapacité à mettre pleinement en œuvre la version 2021 du Code mondial antidopage (Code) au sein de son système juridique. Parmi les sanctions infligées à la Tunisie « le drapeau tunisien ne flottera pas lors des championnats régionaux, continentaux ou mondiaux, ainsi que lors d'autres événements organisés par des organisations responsables de grandes manifestations (y compris les Jeux Olympiques et les Jeux Paralympiques) jusqu'à son rétablissement ». En réalité, cette affaire, pourtant à caractère urgent, aurait tout simplement pu être évitée puisqu'elle traine depuis plusieurs mois.
Le projet de loi portant sur la lutte contre les produits dopants dans le domaine du sport (59/2023) avait été déposé au bureau du parlement depuis fin décembre 2023. Il a commencé à être discuté début janvier 2024 avant de finir par être voté en plénière en février. Le 7 février 2024, 122 députés ont voté, à l'unanimité, le projet de loi 59/2023 dans sa globalité. Depuis, des lenteurs administratives ont fait que le décret n°2024-235 du 2 mai 2024, modifiant et complétant le décret n°2024-187 du 5 avril 2024, fixant l'organisation administrative et financière ainsi que les modalités de fonctionnement de l'Agence nationale antidopage (Anad), n'est paru dans le Journal officiel de la République tunisienne (Jort), que le 2 mai. Soit donc deux jours après les sanctions annoncées par l'AMA.
Des lenteurs administratives, dues à la multiplicité des intervenants, ont été pointées du doigt par plusieurs observateurs. Qu'en est-il de la responsabilité de la présidence du gouvernement ? Au-delà des délais, les dispositions mêmes du décret publié dans le Jort seraient responsables du blocage auprès de l'agence mondiale anti-dopage (AMA). En effet, le député Fakhreddine Fadhloun, président de la commission parlementaire de l'éducation, la formation, la recherche scientifique, des jeunes et du sport, avait expliqué, dans une déclaration médiatique, que la défaillance ne résidait en effet pas au niveau du Parlement, mais plutôt au niveau des décrets d'application. Il a ajouté que l'Agence mondiale antidopage a évoqué des réserves au sujet de ces textes dont certaines dispositions étaient incohérentes avec l'essence même de cette loi.
Mais, au lieu de se concentrer sur le fond du problème, la présidence a préféré choisir des responsables tout désignés. La visite-surprise à la piscine de Radès et les images d'un chef d'Etat en pleurs devaient servir à calmer la colère des Tunisiens face à un drapeau arraché. Dans les faits, ceux qui se sont contentés d'exécuter les sanctions de l'AMA ne sont pas les responsables des défaillances ayant conduit à cette décision. Ils étaient tout simplement obligés d'appliquer des décisions justifiées par l'incompétence d'autres. Si le bureau exécutif de la Fédération nationale de natation a été dissous uniquement à cause de sa présence au moment de l'incident du drapeau, il y a lieu de s'interroger sur les raisons qui font que le gouverneur de Ben Arous Ezzedine Chelbi (proche du président) n'a pas, lui, subi le même sort ? Il y a deux jours, lors de la cérémonie de remise des médailles du championnat d'Afrique de natation, organisé à Angola, le drapeau tunisien n'a pas non plus été levé malgré la victoire de la nageuse tunisienne Habiba El Ghoul (médaille de bronze). Les représentants de la Tunisie présents lors de l'événement devaient-ils, eux aussi, être sanctionnés ?
Il ne s'agit certainement pas de la première fois que des boucs émissaires tout désignés paient les frais des incompétences des autres. Rappelez-vous, plus de 70 limogeages ont été effectués par Kaïs Saïed depuis le 25 juillet 2021. Tous ne sont pas responsables des échecs qui leur ont été attribués…