Les complots se suivent et ne se ressemblent pas. Il y a ceux qui planifient l'assassinat du président de la République, ceux qui cherchent à modifier la composition démographique du pays, ceux qui changent la formule du paracétamol tunisien pour qu'il soit moins efficace que son équivalent étranger et même ceux qui complotent contre la sécurité alimentaire en monopolisant des produits de consommation courante. Forcément qui dit complot, dit comploteurs. Qui sont les comploteurs ? Des avocats, des politiciens, des lobbyistes, un directeur de radio, des chefs d'entreprises, des investisseurs et même un philosophe français. Forcément aussi, qui dit complot, dit stratagème bien ficelé avec des faits, des preuves, un plan, des pièces à conviction et tout le reste. Etrangement, on ne trouve rien dans les dossiers de l'affaire du complot visant l'Etat et le président de la République. Pas un seul fait, pas une seule preuve, pas une seule pièce ! Rien, nada, niet, niente, nichts, nothing ! Peu importe les faits, on s'emballe comme on peut sur les réseaux sociaux tunisiens. Un peu partout, on lit « si le président parle de complot, c'est qu'il y en a un et qu'il a les preuves », « ce qui n'est pas encore révélé est pire », « si les juges les ont mis en prison, c'est qu'il y a forcément quelque chose », « ces personnalités sont sulfureuses, c'est connu », « assainissez le pays, confisquez leurs avoirs, coupez-leur la tête », « Allah nous aime pour nous avoir envoyé un pareil président ».
En ce moment, au milieu de toute cette cacophonie et cet emballement populaire, il est difficile de se faire entendre, de parler de preuves, de faits tangibles, de présomption d'innocence et de vice de forme. On en est à expliquer le b.a.-ba de toute procédure judiciaire et on ne réussit pas à convaincre. Que dire de plus que ce qui n'a déjà été dit, dans ces mêmes colonnes, la semaine dernière et celle d'avant ? Certains se sont vexés quand j'ai parlé de charognards et mangeurs de foin, je m'en désole, mais c'est ce que l'on est quand on traine la réputation de ses concitoyens dans la boue en faisant abstraction des principes basiques de la justice. En ce moment, au milieu de toute cette cacophonie et cet emballement populaire, il est difficile de faire entendre la voix de la raison et des chiffres. Sur les réseaux sociaux, on relaie avec conviction les propos présidentiels de changement démographique du pays, à cause des Africains subsahariens. Ceux-ci sont au nombre de 21.000 d'après les chiffres officiels de l'INS. 21.000 sur une population totale de douze millions ! De quel changement démographique parlez-vous et de quel grand remplacement, ils ne sont que 21.000 !! Les mêmes parlent de protéger leur identité arabo-musulmane, mais oublient que l'une des qualités premières des Arabes est le bon accueil des étrangers et l'un des principes premiers de l'islam est la bonté. Pour justifier leur emballement, ils disent qu'ils n'en veulent qu'aux illégaux. Mais ne sont-ils pas illégaux parce que les autorités ont refusé de leur accorder un permis de séjour en bonne et due forme, alors qu'ils sont étudiants et ont de quoi justifier leurs revenus ? Quand bien même ils sont illégaux, vous oubliez vos enfants illégaux en Europe qui se comptent par dizaines de milliers ?
Peu importe ce que pense la populace, on ne peut pas lui demander d'être rationnelle, intelligente et sensée. Qu'elle s'emballe comme elle veut, elle changera au gré du vent et retournera sa veste comme à chaque fois. Elle a adulé Bourguiba avant de le détester par la suite. Idem pour Ben Ali. Idem pour les islamistes. Le souci n'est pas avec la populace, le souci est avec le président de la République, chef de l'Etat. Il est le garant de la pérennité de l'Etat. Vendredi 24 février, il a reçu le ministre de la Santé et lui a dit : « (…) ceux qui ne veulent pas la réalisation de ce projet prennent les textes et les procédures comme prétexte pour empêcher le lancement des travaux (…) se cacher derrière des textes n'est pas une situation normale, mais une situation pathologique qui doit être traitée (…) » Après avoir minimisé l'importance des procédures dans le traitement des affaires judiciaires, Kaïs Saïed minimise l'importance des textes dans la réalisation des projets. Ces phrases sont très dangereuses et personne, absolument personne, n'a le droit de les prononcer. C'est très simple, quand on ne respecte plus les textes qui légifèrent la vie d'une société, c'est la jungle, c'est le chaos. Ni plus, ni moins. La seule et unique chose qui nous protège les uns et les autres, qui nous protège les uns des autres et qui réglemente notre vie commune, ce sont les textes.
Pour le chef de l'Etat, il faut aller de l'avant et ne pas s'embarrasser de toutes ces procédures qui empêchent la machine de tourner en rond. Comment lui expliquer que la machine en roue libre est plus dangereuse qu'une machine grippée ? Je n'ai pas les mots, ici aussi, on en est à expliquer les basiques. Que le citoyen lambda agisse en charognard, raciste et jaloux, ça passe. Qu'il cherche à se venger et prendre sa revanche contre tous ces nantis qui, soit disant, l'ont volé et appauvri, cela s'entend. Mais l'Etat ne peut pas s'amuser à agir comme un individu. L'Etat doit être et rester au-dessus de la mêlée. Il doit rester fort et puissant. Or la seule et unique manière pour qu'il reste fort et puissant, c'est de se tenir aux textes et aux procédures. C'est la condition sine qua non de sa pérennité. Un Etat ne peut pas bafouer les textes, un Etat ne peut pas se venger, un Etat ne peut pas se mettre au même piédestal que les individus. Un Etat est une entité morale supérieure dont les garanties de pérennité sont la constitution, les lois et les procédures. Quand le chef de l'Etat parle de complot sans donner une once de preuve, c'est grave et dangereux pour l'Etat. Quand le chef de l'Etat prononce des discours perçus comme haineux et racistes, c'est grave et dangereux pour l'Etat. Quand le chef de l'Etat bafoue la présomption d'innocence et méprise les procédures, la forme et les textes, c'est grave et dangereux pour l'Etat. Il y a peut-être des complots contre le président, l'Etat, la sécurité alimentaire et la composition démographique, mais il y a un plus grand complot plus grave que tout le reste, il atteint la sûreté morale de l'Etat.
N.B. : Mon ami et associé Karim Guellaty, actionnaire à 49% de Business News, est cité dans l'affaire de complot contre l'Etat. Comme le reste des protagonistes, il n'y a absolument aucune once de preuve ou de fait tangible l'accablant. Son nom a été cité par un ancien lobbyiste condamné pour terrorisme par pure vengeance. Comme le reste des protagonistes, il est fol amoureux d'une Tunisie démocratique et souveraine. Seule la bonne conscience est maître des horloges, a-t-il écrit dans sa chronique de samedi. Je ne saurai mieux dire. Un jour, tout cela se tassera et la vérité jaillira. Un jour ou l'autre, la populace aigrie finira par comprendre qu'elle a été manipulée. Un jour ou l'autre, la populace idiote finira par comprendre l'importance des preuves, de la présomption d'innocence et des procédures. En attendant, Karim a tout mon soutien. Toujours.