Condoléances à Taoufik Charfeddine, ministre de l'Intérieur, suite au décès de son épouse mercredi dernier, après un accident domestique de gaz. Avec la mort de la mère de ses enfants, M. Charfeddine subit une des pires épreuves que peut rencontrer un être humain. Samedi et dimanche, à Tunis, ont eu lieu de grosses manifestations contre le régime de Kaïs Saïed. La première, organisée par le PDL, symbolise les ères de Bourguiba et de Ben Ali ; la seconde, organisée par le Front de salut, symbolise l'ère des islamistes. Curieusement, et contrairement à d'autres événements du genre, les deux manifestations se sont déroulées sans problèmes. Il n'y a pas eu de gaz lacrymogène, il n'y a pas eu d'affrontements avec la police, il n'y a pas eu d'injures et de matraques et il n'y a pas eu de barrages sur les autoroutes pour empêcher les manifestants de rejoindre la capitale. La police du régime Saïed serait-elle redevenue républicaine ? Kaïs Saïed, et son ministre de l'Intérieur, ont-ils fini par accepter l'idée qu'il y ait des opposants dans le pays ?
Ce serait aller vite en besogne. Le régime a juste compris, avec du retard, que l'interdiction des manifestations par la force ne ferait taire personne et ne changerait rien à la situation et à la colère de l'opposition. C'est juste contreproductif. En matière répressive, le ministère de l'Intérieur, sous la houlette du couple Saïed-Charfeddine, a démontré qu'il a encore de la matière à proposer. Samedi 18, le département a publié un communiqué en prévision du derby footballistique opposant l'Espérance sportive de Tunis à son rival historique le Club africain. A la fin de ce communiqué, on lit que les éventuels débordements pourraient tomber sous la loi antiterroriste et que les auteurs de troubles peuvent encourir de lourdes peines. En termes plus simples, si tu vas au stade et que par accident tu t'es retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, tu risques d'être traité exactement comme celui qui planifie une opération kamikaze et l'assassinat de citoyens innocents. Aux yeux du ministère de l'Intérieur, un fumigène est similaire à une Kalachnikov ou une ceinture explosive. Pour justifier sa position, le ministère de l'Intérieur rappelle qu'on est sous le régime de l'état d'urgence. La question qui s'impose dans ce cas est pourquoi organise-t-on des matchs sous l'état d'urgence ? Confinez-nous, annulez le championnat et la coupe, déprogrammez les spectacles et les manifestations !
La vérité est que le ministère de l'Intérieur est revenu à ses anciennes habitudes de machine répressive d'avant la révolution. Pire, et c'est nouveau, il est devenu otage de la politique du chiffre. On l'a vu à l'œuvre, après la visite à minuit de Kaïs Saïed, à son siège en mars dernier. Cette nuit-là, le président de la République a ordonné aux forces de l'ordre de mener une guerre contre les spéculateurs qui appauvrissent le peuple et cherchent à l'affamer. Population visée : les grossistes de semoule. Comme le ministère de l'Intérieur ne sait faire que dans le répressif, il a attaqué des dizaines d'entrepôts pour publier, ensuite, ses résultats. Pendant presque une semaine, il communiquait sur la saisie de quelques tonnes de farine par ci, de quelques tonnes de semoule par là. Cela frisait carrément le ridicule avec des chiffres comme 19 536 bouteilles d'eau ou 2380 litres de lait. Les saisies du ministère de l'Intérieur, pompeusement médiatisées via des communiqués quotidiens, représentaient à peine ce que pourrait renfermer une seule grande surface ou un seul entrepôt de stockage. Mais peu importe, le ministre et le président voulaient du chiffre et le ministère s'exécutait ! Kaïs Saïed se pavanait alors en disant à sa cheffe du gouvernement : l'assainissement du pays des spéculateurs a commencé. Avant le manège de la semoule, concomitant avec la pénurie de pain, il y avait celui des matériaux de construction. Là aussi, le président a ordonné à la police d'attaquer les entrepôts. Il a même ouvert le bal en août dernier en déclarant la guerre contre les spéculateurs. Après quelques descentes policières, il s'est avéré que les soi-disant spéculateurs n'étaient que des grossistes et des exportateurs. Pour faire du chiffre, le ministère de l'Intérieur n'est pas spécialement agacé de commettre des injustices, quitte à se couvrir de ridicule. On se rappelle encore comment il a publié un communiqué, avec photos, montrant la saisie d'armes blanches lors de la manifestation anti-Saïed tenue le 14 novembre 2021 au Bardo. Les « armes blanches » étaient une cuillère, des paires de ciseaux et même des petits miroirs.
Que les injustices touchent quelques grossistes et quelques manifestants, c'est déjà assez grave quand on sait que l'objectif n'était que de faire du chiffre. Le gros danger est que ces injustices touchent des individus que le ministère accuse de terrorisme. A un certain moment, le ministère multipliait les communiqués annonçant l'arrestation de cellules planifiant des projets terroristes. Traduites devant les juges d'instruction, ces personnes étaient libérées (en silence), faute de preuves et de charges suffisantes. Les médias n'y voyaient rien (y compris Business News) et se contentaient de relayer (bêtement) les communiqués rassurants du ministère de l'Intérieur. Les avocats des islamistes étaient peu audibles, faute de crédibilité. On prenait pour de l'argent comptant les chiffres de ce représentant officiel de l'Etat qu'est le ministère de l'Intérieur. La mise en doute n'était d'ailleurs pas possible sans risquer de tomber sous le coup de la loi antiterroriste. Le 1er juin, le président de la République révoque par décret 57 magistrats sans leur offrir une possibilité de recours. Il les accuse, entre autres, d'étouffer des dossiers, d'avoir libéré des suspects ou encore de ne pas avoir fourni des mandats de perquisition. Réagissant à leur révocation, certains de ces magistrats ont dit que la police voulait les forcer à donner suite à leurs arrestations, en dépit de la faiblesse de leurs dossiers. Parmi les révoqués, on trouve un procureur près du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme et deux juges de ce même pôle. Peut-on dire que la police a arrêté des innocents en les présentant, devant l'opinion publique, comme étant des terroristes ? La question mérite d'être posée et le doute est insufflé après avoir écouté les témoignages des magistrats révoqués. Ce doute s'est accentué depuis samedi dernier quand le ministère de l'Intérieur a communiqué officiellement sur ses intentions d'accuser de terrorisme tous ceux qui pourraient semer le trouble lors d'un match de foot !
Pour Taoufik Charfeddine et Kaïs Saïed, la solution sécuritaire est la clé de tout. Elle serait valable pour lutter contre le terrorisme, contre la spéculation et contre les manifestations politiques. A leurs yeux, la matérialisation de cette politique ne se manifeste que par du chiffre. Et c'est là que ça a coincé, car c'était tout simplement contre le bon sens et contre le principe même de la justice. De hauts cadres du ministère de l'Intérieur se sont opposé à la folie de MM. Saïed et Charfeddine avec leurs chiffres fantaisistes et leurs communiqués ridicules. Ils ont essayé de protéger leur département, mais il ont été limogés. Les magistrats qui ont refusé de donner suite à cette folie viennent d'être révoqués. Les médias, quelques hommes politiques et la société civile résistent, pour le moment, et dénoncent l'absurdité de cette politique du régime. Ce qu'ont fait MM. Saïed et Charfeddine au ministère de l'Intérieur est criminel. Ils ont éliminé les voix dissonantes et ont discrédité le ministère aux yeux de l'opinion. Là, on ne parle plus de saisie de miroirs, de ciseaux, de fer de construction et de semoule, on parle de terrorisme. Le ministère de l'Intérieur nous dit qu'il lui est facile de vous accuser de terrorisme, juste parce que vous avez été indiscipliné au stade ! C'est un sale jeu auquel se prêtent les nouveaux cadres du ministère de l'Intérieur et il est dangereux pour la police, pour le ministère, pour les citoyens et pour tout le pays.