“J'y suis, j'y reste!”. C'est ce que Rached Ghannouchi a signifié à ses frères d'Ennahdha, ceux qui veulent son départ. Le Cheikh de Montplaisir semble vouloir se hisser au-delà des institutions d'un parti qu'il a lui-même fondé, il y a de cela une quarantaine d'années. Pour le soutenir dans cette entreprise de “présidence à vie” - une logique qu'ils avaient tant reprochée à Habib Bourguiba et Zine El Abidine Ben Ali - les supporters du fondateur du mouvement sont prêts à tout jusqu'à braver le règlement intérieur du parti et les lois qu'ils avaient eux-mêmes élaborées et votées. C'est en septembre que les prémices d'un schisme au sein d'Ennahdha ont commencé à émerger pour éclater au grand jour avec la fuite, dans les médias, d'une lettre interne adressée par un collectif baptisé « groupe des Cent » au président du parti, Rached Ghannouchi. Leur demande était toute simple : appliquer l'article 31 du règlement intérieur et ne pas briguer un nouveau mandat. Cette lettre, pourtant « soignée » et « bien argumentée », a fortement déplu au Cheikh. En réponse, il a accusé ses confrères de « putschistes », assurant que son trône il ne quittera point.
Quelques semaines plus tard, alors que les divergences ont commencé à s'accentuer au sein d'Ennahdha, le président du Conseil de la Choura, Abdelkarim Harouni, est venu jeter de la poudre aux yeux de ses confrères. Il s'est placé en instigateur avec à ses côtés le non moins fameux Rafik Abdessalem - gendre du Cheikh. L'objectif apparent ? Fédérer et éviter qu'un conflit plus prononcé ne fasse exploser le parti des institutions et lui fasse subir le sort de Nidaa Tounes, fondé par feu Béji Caïed Essebsi. Le départ de M.Ghannouchi risquerait, selon ses fidèles, d'ébranler le mouvement et compromettre son positionnement sur la scène politique. Les nahdhaouis soutiennent toujours - et en dépit des divergences au sujet de la position du Cheikh au sein du mouvement - que leur parti est seul garant des équilibres politiques en Tunisie.
Pour contrer les appels des Cent à injecter du sang neuf dans les hauts rangs du parti, les deux fidèles de Rached Ghannouchi ont lancé une initiative « loufoque et irrecevable », selon les propres dires de leur frère, Mohamed Ben Salem – membre des Cent - pour qui, « hors du règne de la loi, nous sommes tous perdus ». Celui-ci semble avoir – depuis belle lurette - des réserves sur la politique du Cheikh au sein du parti. En 2019, il n'avait pas hésité à dénoncer la nomination de Rafik Abdessalem par Rached Ghannouchi à « des postes sensibles sans avoir les compétences nécessaires ». Si Mohamed Ben Salem a trouvé ridicule l'initiative de ses frères Harouni-Abdessalem c'est en raison des points qu'elle évoque et qui permettraient à Rached Ghannouchi d'avoir une porte de sortie. Elle appuie, d'une part, la volonté du Cheikh qui souhaite reporter le Congrès du parti (histoire de faire durer le plaisir au cas où il serait éjecté de la présidence ?), et d'autre part, lui offre la possibilité d'arpenter (peut-être) les galeries du palais de Carthage. Abdelkarim Harouni a, en effet, jugé bon de créer un nouveau poste pour Rached Ghannouchi, celui de leader du parti (ce qui est déjà le cas), et de le nommer candidat d'Ennahdha à la prochaine élection présidentielle prévue en 2024. Sur ce point, M. Ben Salem a été catégorique. Il était hors de question de désigner une personnalité pour candidater à la présidence de la République en avance de quatre ans. Pour lui, rien n'est garanti de par le contexte sanitaire actuel surtout que Rached Ghannouchi a presque 80 ans.
Autre fait marquant dans cette initiative, selon Abdelkarim Harouni et Ajmi Lourimi, il n'y a aucun mal à amender le règlement intérieur du parti, et ainsi le tisser sur-mesure pour permettre à Rached Ghannouchi de briguer un troisième et peut-être même un quatrième mandat. Ce à quoi Mohamed Ben Salem et les Cent s'opposent fermement. L'article 31 du règlement intérieur d'Ennahdha n'a pas été, jusqu'à l'heure, activé et ne peut, de ce fait, être amendé, selon M.Ben Salem. Il soutient, par ailleurs, que par de tels agissements, le leader du parti donne le mauvais exemple aux jeunes et générations nahdhaouies futures, notamment en ce qui concerne le respect de la loi dans un parti qui se dit démocrate et réputé pour sa discipline.
L'ancien ministre de l'Agriculture n'a pas été le seul à exprimer son rejet d'un nouveau mandat pour Rached Ghannouchi. Lotfi Zitoun, ancien ministre des Affaires locales, est du même avis. Cependant, pour signifier son opposition à une nouvelle présidence de Rached Ghannouchi, il a opté pour la démission. C'est dimanche qu'il a claqué la porte du Conseil de la Choura tout en restant membre du parti. Il s'est montré très critique envers ses collègues, affirmant que « de cette façon, Ennahdha ne pourrait faire avancer le pays ». Il soutient également que le parti s'éloigne de plus en plus de ses objectifs, notamment en matière de modernisation à cause des conflits organisationnels, laissant ainsi entrevoir l'ampleur des querelles qui opposent actuellement les loyaux serviteurs du leader, le seul, l'unique, et ceux qui revendiquent un roulement dans la présidence et un partage des rôles.
Si l'impact de ces tiraillements sur le parti demeure incertain, il n'en reste pas moins vrai que les Cent sont face à une occasion en or pour écarter leur chef-mammouth et marquer un tournant historique dans l'histoire moderne du parti Ennahdha.