Par Me Olfa JAIBI* Après leurs premières interventions à chaud, teintées de juridisme, nos constitutionalistes tunisiens se sont vite repris, en essayant de trouver une base juridique valable à la décision du chef de gouvernement, M. Hamadi Jebali, de mettre en place un gouvernement de compétences nationales. Aujourd'hui, ils sont unanimes pour affirmer que si M. Jebali se contentait d'un remaniement ministériel qui ne toucherait pas l'ensemble des ministères, il n'aura ni à démissionner (pas plus que l'ensemble des membres de son gouvernement), ni à soumettre son nouveau gouvernement à l'approbation de l'ANC. Sauf que devant la résistance de son propre parti et du CPR, refusant de voir la réalité en face et déterminés à sauver — coûte que coûte — leurs places au sein du gouvernement, M. Jebali a été contraint, samedi, de menacer de démissionner si son gouvernement de compétences nationales n'avait pas l'aval des formations politiques représentées au sein de l'ANC. Car même s'il réussit son passage en force en imposant un gouvernement de compétences, il est clair que M. Jebali ne pourrait pas gouverner, si la majorité au sein de l'ANC n'était pas de son côté. Que se passera-t-il alors si M.Jebali démissionnait ? Si la démission intervient suite à une motion de censure, l'art. 19 de loi constituante N°6 du 16 décembre 2011, relative à l'organisation provisoire des pouvoirs publics prévoit une solution claire et précise, par contre si M. Jebali démissionnait de son propre chef, comme il l'a affirmé, samedi, la loi portant organisation des pouvoirs plus communément appelée «petite Constitution» n'apporte aucune solution explicite. En effet, pour une raison connue probablement des seuls rédacteurs de ce texte (et à leur tête, M. Habib Khedher) ladite loi ne prévoit nullement l'hypothèse de la démission du chef du gouvernement ni de l'ensemble du gouvernement, de sorte qu'aucune marche à suivre ne soit préconisée dans un tel cas ; l'art. 19 ne traitant, dans son dernier paragraphe, que du cas de décès ou d'incompétence totale du chef du gouvernement. De ce fait, si le chef du gouvernement démissionnait, 3 solutions juridiques sont possibles : - Appliquer l'art. 15 qui a servi à la nomination du 1er gouvernement au lendemain des élections. Auquel cas, le président de la République, après concertation, devra charger le candidat du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'ANC de former le gouvernement. Lequel président du gouvernement devra former le gouvernement dans un délai ne dépassant pas 15 jours de la date de son mandat et le présenter au président de la République. L'ANC sera alors convoquée dans les 3 jours en vue de lui accorder la confiance à la majorité absolue des membres. Au cas où le délai de 15 jours expire sans la formation d'un gouvernement ou en cas de non-obtention de la confiance de l'ANC, le président de la République entame des concertations avec les partis, les coalitions et les groupes de députés afin de mandater la personnalité la plus à même de former un gouvernement. - Appliquer l'art. 17 en usant d'une interprétation extralarge qui engloberait la démission comme étant un cas d'incapacité absolue du chef du gouvernement. Non pas une incapacité d'ordre physique — comme généralement entendu par ces termes — mais un cas d'incapacité matérielle d'exercer ses fonctions. Auquel cas, le président de la République chargerait, là encore, le candidat du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'ANC des fonctions de président du gouvernement, conformément aux dispositions de l'article 15 précité. Ainsi les deux premières options conduiront au même résultat, à savoir la désignation d'un nouveau chef du gouvernement choisi par Ennahdha. Or, étant donné que le parti Ennahdha semble obstiné, malgré les évènements, à refuser de regarder la réalité en face, se dressant contre la proposition de M.Jebali de former un gouvernement de compétences nationales (bien que la proposition émane de son candidat à la présidence du gouvernement et du secrétaire général du parti), qu'il continue à banaliser les évènements qui secouent le pays malgré leur extrême gravité, qu'il continue de minimiser le mécontentement général des Tunisiens, il ne semble pas opportun de lui donner la possibilité de nommer un nouveau chef de gouvernement. Une telle nomination ne pouvant que faire empirer la situation à un moment où le peuple a besoin d'un message clair susceptible d'apaiser les esprits pour éviter le pire au pays. C'est en ce sens qu'une lecture pragmatique de la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics s'impose. Comme déjà exposé, ladite loi ne s'intéresse à l'option de la démission du chef de gouvernement et des membres du gouvernement que dans l'hypothèse d'une motion de censure. Mais devant le silence de la loi, il n'est pas exclu d'interpréter de façon large cette disposition, de sorte qu'elle puisse s'appliquer à la démission du gouvernement et du chef du gouvernement, même en l'absence d'une motion de censure. En effet, l'interprétation juridique implique la recherche de la logique du texte et de l'objectif fixé par le législateur. Si l'art. 19 de la loi constituante donne le pouvoir de désigner le nouveau chef du gouvernement au seul président de la République, en toute liberté, indépendamment du parti ayant remporté le plus grand nombre de sièges à l'ANC suite au vote d'une motion de censure, c'est qu'une telle motion est la preuve de l'échec du gouvernement et du parti ayant remporté le plus grand nombre de sièges à l'ANC à gouverner le pays avec ses alliés. Or, il est clair que la démission du chef du gouvernement représente également la preuve indiscutable de son échec et de celui du parti politique dont il est issu. Il est donc tout à fait logique de ne pas donner la possibilité à ce même parti de désigner le nouveau chef du gouvernement. Certes, l'art. 19 ne prévoit pas la possibilité que le chef du gouvernement démissionne en l'absence d'une motion de censure mais il n'en demeure pas moins que c'est le seul article qui s'intéresse à la démission du chef du gouvernement et quand bien même les situations diffèrent, le résultat est le même puisque l'on se retrouve, dans les deux cas, devant une démission du chef du gouvernement. Il serait donc, dans la logique du texte, de se référer aux dispositions de l'art. 19 en cas de démission du chef du gouvernement, même si elle intervient en l'absence d'une motion de censure. Ainsi, si M. Jebali démissionnait — et c'est certainement la dernière chose souhaitée en ce moment — ce sera au président de la République de désigner, en toute liberté, le nouveau chef du gouvernement en application de l'art. 19 de la «petite Constitution». Une telle interprétation pourrait, peut-être, sauver le pays de l'impasse politique dans laquelle il semble s'enliser de jour en jour, à condition là encore que le président de la République soit prêt à prendre des décisions aussi audacieuses que celle qu'a prise M. Jebali pour calmer les esprits et ressusciter l'espoir dans le cœur des Tunisiens et éviter que le pays ne plonge dans le chaos qui se profile à l'horizon. *Avocate