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Que veut dire : «Ecrire au féminin» ?
Dossier : Littérature
Publié dans La Presse de Tunisie le 27 - 09 - 2012

C'est probablement un truisme de remarquer que l'acte d'écrire n'est aucunement un pensum (cela l'est seulement pour les journalistes dont c'est le métier), mais bel et bien un plaisir pour les romanciers et les poètes, en dépit de ce combat qu'ils livrent sur le papier aux mots et aux personnages : être aux prises avec une phrase d'où l'on ne sait plus comment sortir; avoir bien nettes à l'esprit certaines images que les mots (les maux, oui !), souvent inexorables, refusent d'exprimer ; fixer aux personnages un itinéraire certain qu'ils vont à mi-chemin déboîter et trahir, et se trouver donc, tel un metteur en scène ayant mal dirigé ses comédiens, dans l'obligation de tout reprendre dès le début... Harassant et même exténuant, l'acte d'écrire procure néanmoins aux mordus de la plume un plaisir incontestable : celui d'avoir finalement tordu leur cou aux mots, celui d'être venu à bout de ces personnages récalcitrants, celui, en somme, d'avoir rejeté sur le papier ce que l'on avait sur le cœur.
On arrive donc à l'écriture poussé par le plaisir, mais très vite, avant même d'attaquer la première phrase, on se rend compte que le projet qu'on porte dans ses entrailles n'est en fait qu'une position. Il n'y a pas de romancier innocent. Car on n'écrit guère pour trouver que le monde fourmille de beauté, d'humanisme et de merveilles (c'est inutile dans ce cas), mais pour dénoncer. On dénonce une injustice, un dérapage social ou politique, et toutes ces tragédies humaines (les guerres particulièrement) dont s'est rendu coupable l'homme lui-même. Qui dénonce prend systématiquement une position. C'est clair. Et nous voilà alors en plein dans la politique. D'ailleurs, l'acte de censurer n'eût pu exister si l'acte d'écrire n'avait pas été viscéralement politique. Dès que l'écrivain s'empare de sa plume, le censeur, dans les régimes totalitaires, crie à la conspiration et prépare sa machette – et ses geôles. Du coup, nombreux dans le monde sont les écrivains qui, de romanciers, sont passés au statut de militants pour avoir payé de leur liberté (la prison) le ‘‘péché irrémissible'' d'avoir osé écrire et dénoncer.
Dans le monde, pour ne citer que la France, l'Allemagne, la Pologne, l'ex-URSS et la Tchécoslovaquie (la Tchéquie, si on préfère), il est pratiquement impossible de compter le nombre de romanciers (et de cinéastes) qu'a inspirés la Seconde guerre mondiale. Tout près de nous, la guerre d'Algérie n'en finit pas, aujourd'hui encore, d'inspirer génération après génération de romanciers. C'est incroyable ce que cette guerre a pu nourrir comme romans ! En 2010, soit plus de 50 ans après, Rachid Boudjedra sort derechef un roman («Les figuiers de Barbarie») sur ce même drame. Puis, l'islamisme, il est vrai, a pris le relais quelquefois.
C'est pour dire qu'un peu partout dans le monde, il y a souvent eu ce que nous pourrions qualifier de mouvement d'ensemble autour d'un sujet quelconque. Mais nous ne pensons pas qu'en Tunisie il y ait jamais eu de mouvement d'ensemble autour d'un même axe. A la rigueur, la Bande de Taht Essour (Aboul Qacem Chebbi en tête) avait déversé beaucoup d'encre sur les vicissitudes du colonialisme. Et ce fut tout. Les romanciers tunisiens ne font, si on peut s'exprimer ainsi, que du chacun pour soi, c'est-à-dire que leurs thèmes, si épars et divers, parfois carrément personnels sans être ouvertement autobiographiques, ne sauraient, même sur une période donnée, constituer un Tout ayant trait à un fait de société précis ou un pan de l'Histoire de la Tunisie. Certes, quelques romanciers (des femmes, surtout) se sont intéressés (es) à l'Histoire ancienne de la Tunisie, mais on pourrait les compter sur une seule main.
Puis, avec la création du Prix Zoubeïda Béchir, décerné uniquement aux femmes, est né, mais balbutié tout bas de temps à autre, ce qu'on a appelé Ecrire au féminin, peut-être pas dans un esprit discriminatoire (vraiment ?), mais juste pour insinuer que les soucis de la femme tunisienne, dans l'écriture romanesque, sont autres que ceux des hommes.
Mais est-ce vrai ? Que représente aux yeux de la femme l'acte d'écrire ? Un acte libérateur ? Une demande de changement radical et général de la société ? Une quête de droits non encore acquis ? Bref, quelles sont ses réelles motivations ?
Nous avons demandé leur avis à quatre femmes de lettres. Une spécialiste de la littérature tunisienne, deux Comar d'Or 2012, et une grande nouvelliste de langue arabe. Voici ce qu'elles en pensent.
Alia Baccar Bournaz (Dr d'Etat ès Lettres françaises)
«De prime abord, je dirai tout de suite que la question posée n'a pas sa raison d'être. Pour moi, il n'y a pas d'écriture féminine ni sur le plan du fond, ni sur le plan de la forme. Tout simplement parce que l'acte d'écrire est lié au domaine de la création humaine dans son ensemble. Peut-être que la sensibilité, l'endurance et la recherche féminines sont plus développées, mais dire que l'écriture au féminin est différente, non.
Pour étayer mes arguments, je ne citerai pas aujourd'hui les œuvres de Doris Lessing, de Simone de Beauvoir ou de Nawal Saâdaoui, mais je prendrai en exemple des écrivaines tunisiennes en langue française auxquelles je me suis intéressée dans mes écrits (1).
L'étude de leurs œuvres démontre que non seulement tous les genres littéraires sont traités mais que les sujets abordés sont polyphoniques, que la condition de la femme n'est toujours pas au centre de leurs écrits et que nos écrivaines ont tout à fait les mêmes préoccupations que les hommes : le colonialisme, le déchirement des cultures, la guerre, la métaphysique, l'amour... A l'instar de leurs frères écrivains, les récits sont puisés dans l'actualité, soit politique (Hélé Béji L'œil du jour, Hajer Djilani Et pourtant le ciel était bleu, Fawzia Zouari Ce pays dont je meurs, Afef Cheikh Sabrina Shahid ou le temps d'une liberté, Jalila Hafsia Instant de ma vie), soit médicale (Frida Héchemi L'esprit d'un handicapé, Alia Mabrouk Sombre histoire de cellules folles, Azza Filali Propos changeant sur l'amour). Certaines portent leur intérêt sur le monde intérieur et l'introspection, c'est le cas de Emna Belhadj Yahia Chronique frontalière et L'étage invisible, Azza Filali Le voyageur immobile et Monsieur L, Hager Djilani Passion inquiète. D'autres par contre se laissent tenter par le récit fiction, c'est le cas de Alia Mabrouk Le futur est déjà là, et par le récit policier : Charlotte Les vacances du commissaire et Border lîne...kâ ou la croisière sur le Nil, Alia Mabrouk Hurlements.
Les sujets sont aussi tirés des différentes époques de l'histoire de la Tunisie, ce qui n'est pas là aussi le propre de la femme. On peut ici classer les romans de Naïdé Ferchiou Ombres carthaginoises, Sophie El Goulli Hashart, La naissance de Carthage, Esma Harrouch Mûrabituûn, La ballade d'El Mzoughi et Chems, Alia Mabrouk Les blés de Dougga, Genséric, roi des Vandales, L'émir et les croisés, Chronique d'Ifriqiya, Turkia Labidi Ben Yahia Les exilés de Valence, A toi, Ibraham, mon père, Aïda Hamdi Identité brisée.
Bien sûr, nombreux sont les récits autobiographiques qui ne sont pas eux aussi le propre de l'écriture féminine, il suffit de jeter un coup d'œil sur la riche production tunisienne à ce sujet. Dans le registre intéressant notre propos, citons : Alia Babou Itinéraire, Jacqueline Bismuth La Goulette, Maherzia Bournaz C'était Tunis 1920 et Maherzia se souvient Tunis 1930, Leïla Hechicha Chapelet d'ombre, Souad Guellouz La vie simple et Les jardins du nord, Cyrine Quand la mer aura des ailes, Sophie El Goulli Les mystères de Tunis, Nine Moatti Jardin week-end. Il arrive aussi que les biographies soient romancées comme les publications de Nine Moatti Les belles de Tunis, et de Fawzia Zouari La caravane de chimères et La retournée.
C'est dire qu'écrire au féminin offre, comme toute création littéraire, une palette répondant à tous les goûts, à toutes les aspirations. Elle reflète les différentes facettes de l'identité tunisienne et inscrit le terroir tunisien au centre de sa structure romanesque, linguistique et historique. A travers ces écrits, l'image de la femme suscite de l'admiration, de l'amour et du respect ; sans perdre sa beauté et sa féminité, elle est femme de tête, Chef d'Etat, nationaliste, forte, puissante, altière, guerrière, elle est celle que l'on place au-dessus de tout et que l'on identifie à la Tunisie. Mais, sur cette image de femme d'exception, vient se superposer l'image de celle qui est prisonnière de son mal-être, liée à son milieu, son quotidien, des traditions sociales, familiales, parfois aussi professionnelles, tous obstacles et freins à son bonheur et épanouissement en tant qu'être. C'est ainsi que l'écrivaine revendique, à travers ses écrits, des droits non encore acquis ou menacés : Hédia Baraket Neswa, Emna Belhadj Yahia Chronique frontalière et Jeux de rubans, Souad Guellouz Myriam ou le rendez-vous de Beyrouth, Sabiha Khémir Waiting in the Future for the Past to come, Fawzia Zouari Le pays dont je meurs.
La femme offre une image mitigée : ou bien elle est rehaussée comme cette inaccessible étoile que chante le poète, ou, au contraire, elle est écrasée, humiliée, anéantie dans l'indifférence la plus totale. Quoi qu'il en soit, par sa présence même, elle participe aux différents courants de l'écriture et de ce fait à l'émancipation des femmes elles-mêmes».
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1) Alia Baccar Bournaz Essais sur la littérature tunisienne d'expression française, Ed. Academya Bruylant, Louvain La Neuve, Belgique 2005.
Nefla Dhahab (Nouvelliste)
«Ecrire des nouvelles, c'est raconter des histoires, c'est retrouver le monde des ‘‘fdaoui'', un monde révolu, certes, mais dont je me sens proche. Leur cheminement initial m'attire. Je le revisite à ma façon.
Pour moi, écrire est un acte naturel, voire vital : je me vois rarement sans un stylo et quelques feuilles. Des phrases dansent dans ma tête lorsque quelque chose me plaît ou m'oppresse. J'avoue qu'à ce moment-là, je me sens désemparée, comme si j'étais dans un état second. Je m'éclipse et commence à écrire oralement. Cependant, je prends mon temps pour rassembler mes idées et mes phrases afin de les transcrire. J'écris d'abord sur du papier. Saisir ce que j'ai déjà écrit, c'est m'acheminer vers la finition du texte.
Quand je commence à écrire, je n'ai pas de plan, je vogue selon le rythme des phrases, des points et virgules. Si j'évoque ici l'impact du rythme des phrases, c'est parce qu'il est primordial pour moi, je pense surtout à certaines nouvelles : Al Jazia dans Al Samt, ou la plupart des nouvelles dans Histoires de la nuit ou Hadhem a dit dans Haroun prend le tournant qui représentent pour moi un exercice de style : un travail intense sur le choix des mots et l'agencement des métaphores. Le choix des personnages vient après. En effet, ces personnages que je vois et regarde avant de commencer à narrer leur histoire, existent. Ils m'interpellent dans mes rêves, me sollicitent. Je les aime tous, même s'ils paraissent parfois haïssables. Mes personnages peuvent être des femmes ou des hommes, des enfants ou... des animaux. Je suis convaincue qu'il y a des personnages-clés dans les deux sexes, leur émergence dépend du déroulement de la fiction.
Dans mon dernier recueil, Haroun prend le tournant, sur huit nouvelles, une seule met en scène un homme comme personnage principal. Le choix de personnages féminins n'est pas un effet de style ou une réponse à une certaine vision de l'écriture féminine dans le monde arabo-musulman, mais répond à un besoin naturel et identitaire par rapport à l'Autre. C'est aussi une complicité naturelle avec ces personnages. Certaines nouvelles dénoncent l'autoritarisme, l'injustice et l'arrivisme. Dans d'autres, des femmes et des hommes affrontent les vicissitudes et les affres de la vie : subir les sévices d'un viol, affronter la peur ou essayer de raccommoder des amours déçues. Si mes personnages sont imaginaires, leurs comportements sont parfois tirés du réel ou des méandres de la mémoire et sont revisités pour les besoins de l'écriture. Souvent ils m'échappent et je les suis comme par enchantement, attentive à leur besoin de liberté, de rébellion, à leur humanisme aussi.
Lorsque j'écris, je ne théorise point, mais je suis mon intuition et mes émotions, car pour moi l'émotion est un fait essentiel dans l'acte d'écrire.
Il m'arrive d'attendre longtemps la chute d'une nouvelle ; soudain, elle émerge, claire et limpide dans mon esprit, telle une fleur de jasmin. Alors, je m'en empare comme d'un cadeau-surprise et... ça me remplit d'une joie unique.
C'est ainsi que j'écris».
Emna Belhaj Yahia (Romancière – Comar d'Or)
«Lorsque j'écris, je crois aller au plus profond de moi, vers les zones reculées de ma solitude, mais je m'aperçois très vite que l'autre est inscrit en moi, tout au fond, que je n'échappe nullement à sa présence, son visage, sa voix, et qu'il ne m'est pas plus étranger ou extérieur que je ne le suis à moi-même. La part de l'autre en soi, cet entremêlement permanent, c'est donc comme une donnée première, une donnée brute, dans laquelle j'essaye de mettre de l'ordre, en écrivant. Et c'est seulement à partir de ce moment-là, qu'à travers le fil conducteur de mon écriture, se construit mon identité d'écrivain. A ne pas confondre, s'il vous plaît, avec mon identité de personne : âge, sexe, appartenances sociales ou culturelles, etc. Ces caractéristiques-là, je ne dis pas qu'elles n'existent pas, ni que je leur échappe totalement comme si j'étais un être hors-champ, hors-contexte. Mais je dis que c'est justement pour qu'elles ne s'approprient pas à mon insu ma liberté, mon existence, que j'écris. Pour qu'elles ne me réduisent pas à n'être que le reflet fidèle de mes appartenances, et ne décident pas à ma place de ce que j'aime, pense ou fais. Ce n'est pas facile, mais pourquoi écrirais-je autrement ?
C'est pour cette raison que je n'apprécie pas beaucoup les lectures des textes littéraires sous l'angle du «genre», et n'apprécie pas qu'on mette les femmes qui écrivent dans la cage de «l'écriture féminine». C'est là une approche qui enferme et ghettoïse, alors que l'écriture, me semble-t-il, est comme un flux qui traverse les barrières et se moque des stéréotypes. Chaque plume, féminine ou masculine, est unique. Et, de la même façon, elle nous révèle à nous-mêmes, hommes ou femmes, puisque nous sommes tous profondément mixtes, profondément métissés, et même profondément contradictoires, dans tous les aspects de notre vie la plus intime.
Donc, voilà, écrire, c'est pour moi tenter de se libérer des chaînes que représentent l'ignorance de soi et de l'autre, nécessairement liées. Dans notre Tunisie d'aujourd'hui, chaque parcelle de la réalité, individuelle ou collective, est une terre en friche, livrée à la défaite et à l'abandon, tant qu'elle n'est pas interrogée, explorée par l'art, la littérature, la réflexion. Car ce sont ces instruments-là qui permettent de «dépasser» la situation dans laquelle on est, en lui donnant un sens, le nôtre. Sinon, on est englouti par elle, on la subit. Là se joue précisément l'aventure humaine, l'aventure de la liberté. Pas du tout une liberté abstraite et conceptuelle. Simplement communiquer du sens, et rendre audible à chaque fois une part au moins des choses qui nous habitent, une part au moins de notre expérience au milieu des gens qui nous entourent. En vérité, c'est cette entreprise-là qui m'intéresse. Et, lorsque j'écris, lorsque je travaille à un texte, je pense à tous ceux que j'ai engrangés depuis que j'ai commencé à lire, qui m'ont offert tant de plaisir et de rêve, qui ont structuré ma personnalité et m'ont donné le goût de la liberté».
Azza Filali (Romancière – Comar d'Or)
«C'est toujours après que l'on parle de l'acte d'écrire. Lorsque l'écriture est achevée et qu'on a le bonheur de vivre dans une société qui s'intéresse aux livres. C'est en général les autres qui vous interpellent au sujet de ce que vous avez écrit. Il y a alors ce curieux mouvement par lequel on se retourne sur des pages closes, cherchant ce qu'on a bien pu y mettre de soi. Sous l'éclairage différencié du regard d'autrui qui vous colore, vous définit, fournit des demi-réponses aux questions que vous n'avez pas formulées, vous vous découvrez inquiète, vous lisez une sensibilité à fleur de peau, épinglez au gré d'une phrase des revendications dont vous n'aviez cure ; soudain, vous êtes désignée femme... Tiens donc !
A aucun moment, l'idée ne vous avait effleuré l'esprit, si tant est qu'il s'agisse d'une idée. Etre femme « écrivante », saisir une plume enduite de féminité et faire couler les mots. Vous n'aviez de souci que de combler la blancheur obscène de la page, cette blancheur qui ne veut rien dire. Dans tout cet insensé, trouver les mots qui défont puis refont un monde. Car il s'agit, à chaque fois, de refaire le monde. Traverser les jours avec des mots n'est en définitive rien d'autre qu'une expérience initiatique où l'écriture devient acte de vie. C'est, devant chaque page blanche, ne rien trouver à dire, planter un mot, le premier, puis avec tous les autres, se dire qu'on peut, qu'on doit vivre autrement. La page, nue et blanche, vous défie, comme vous nargue votre vie. Puis l'heure tourne et le souvenir d'anciens courages vous revient, vous reprenez l'écriture, comme on rentre chez soi.
L'écriture ne vaut que lorsqu'elle se fait. Seul compte l'ouvrage, cent fois remis sur le métier. Seuls importent l'incertitude, les mots biffés puis réécrits, le désarroi quand une phrase mal accordée blesse, ou qu'au bout de la page, on réalise qu'on n'a pas harponné l'essentiel. Seul compte le moment où l'on écrit.
Avant l'écriture, des idées peuvent venir, des désirs parfois, un rythme oublié, le vague parfum de vagues amours. On peut préméditer l'acte d'écrire, décider qu'il s'agira d'un roman historique ou d'un conte à l'ancienne ; souvent, les préméditations s'essoufflent en chemin, les mots, navire insolent, défont les programmes, vous aviez mal prémédité.
Après l'écriture, le texte vous nargue et vous surprend. C'est qu'il ne vous appartient plus. Dans sa vie de livre achevé, vous avez été le premier épisode ; les autres vous échappent. Commence alors la ronde des commentaires, louanges et critiques mêlées. Les adjectifs pleuvent : fort, émouvant, dur, accablant, si féminin. Votre texte se plie, docile, aux miroirs qu'on lui tend. A travers lui, on vous assigne à douceur, ou à arrogance, souvent à féminité. Qu'est-ce qu'être femme en écrivant ? Ah, vous n'aviez pas pensé à celle-là ! Toute occupée à écrire, vous avez perdu de vue votre statut essentiel, celui qu'on ne cesse de vous rappeler. Vous demandez : «Quel rapport ?», on vous sourit, narquois...
Ecrire se conjugue au présent, un éternel présent... tâche ingrate, nécessaire solitude. Tel un roseau têtu, vous pliez sans rompre, ni défaire le fil qui vous relie aux mots. Le jour s'achève sur un désarroi que vous êtes seul à porter : le texte n'avance pas, les mots sonnent faux, vous baissez les bras tel un étranger qui se serait trompé de chemin. Tout reprendre ? Une lassitude familière vous submerge, il ne faut jamais se relire au crépuscule, comment avez-vous pu oublier ? Vous quittez votre table, refermez la porte ; le quotidien, machinal et dru, vous assaille. Demain, l'écriture reviendra comme un destin. Vous polirez des mots que vous rangerez avec soin au creux de vos phrases. Toute à votre ouvrage, corps et cœur mêlés, vous ne discernerez pas ce qui, de vous, a choisi tel personnage, a biffé l'adjectif qui vous plaisait tant. A travers l'écriture, vous êtes homme, femme, bête, il vous arrive de devenir ange ou démon. L'écriture est le lieu où les frontières qui aident à vivre s'effacent, découvrant en chacun de nous ce que la vie étroite rabote et anéantit. Dans cette source vive, réside l'ambiguïté de tout être, l'incertitude du devenir, l'infinie richesse des potentialités, celle qui a fait dire à Térence le Carthaginois : ‘‘Je suis homme (ou femme) et rien de ce qui est humain ne m'est étranger''».


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