Par Brahim OUESLATI Tout comme les partis politiques, les instituts de sondage ont essaimé au lendemain de la révolution. Les plus anciens d'entre eux se sont, du jour au lendemain, mus en sondeurs d'opinions politiques après s'être longtemps consacrés aux études de marché, passant ainsi d'instituts de marketing spécialisés dans la promotion de différentes marques de produits de consommation à des observatoires de la vie politique nationale. Largement inconnus du grand public avant le 14 janvier, ils semblent tirer leur notoriété de leur reconversion dans la politique, profitant de l'engouement pour cet outil devenu une véritable source d'information et de mesure de l'opinion. Mais à force de vouloir jouer les éclaireurs, ils ne font que semer davantage le doute dans les esprits et ajouter à la confusion qui caractérise le paysage politique national de plus en plus illisible. La décision de l'Isie d'interdire les sondages à partir d'aujourd'hui tombe à pic pour mettre fin à une pratique, certes nouvelle, mais qui veut imposer sa vison de la vie politique nationale et interpréter ce que veut le peuple, parfois au détriment de sa volonté. D'autant plus que les résultats des sondages sont abondamment repris par les médias sans recul ni réserve. Alors qu'en fait, ils peuvent constituer un miroir déformant de l'opinion publique, non habituée à ce genre de pratique, qu'ils cherchent, la bonne foi présumée, à influencer dans un sens ou dans un autre. Les sondages qui viennent de tomber ces derniers jours sur les intentions de vote pour les élections de l'Assemblée nationale constituante ne font que confirmer cette appréhension et poser la question de la capacité des instituts de sondage à faire des projections en nombre de suffrages et de sièges à plus de 40 jours avant l'échéance. Sans entrer dans les détails, interdiction oblige, et quand bien même les méthodes et les techniques utilisées sont, d'après ces instituts, conformes aux standards exigés, le doute persiste quant à la bonne administration des questionnaires sur le terrain et l'interprétation de leurs résultats. Toutefois, une question anodine pourrait être posée et qui concerne tous les instituts sans exception ayant réalisé des sondages d'opinions politiques au cours des six ou sept derniers mois, est quel bénéfice tirent-ils de ces sondages ? Pécuniaire surtout car, contrairement aux études de marchés qui sont grassement payées, ce genre d'études sont, du moins d'après ce qu'on sait, à la charge des instituts eux-mêmes. "Les sondages, une science sans savants", pour reprendre l'expression du sociologue français Pierre Bourdieu, sont parfois sujets à des manipulations et les instituts ne peuvent pas résister à des pressions aussi bien d'ordre politique ou économique. Les exemples sont légion des instituts, partout dans le monde, soudoyés par des forces politiques ou économiques pour formater les sondages et renvoyer à l'opinion l'image que les commanditaires voulaient avoir. Histoire de favoriser l'élection d'un candidat ou l'écoulement d'un produit sur le marché. D'autres ont subi des échecs cuisants en anticipant des résultats d'élections qui, finalement, se sont avérés erronés. L'exemple le plus connu est celui de l'incapacité des instituts français à prédire le succès du candidat Jean Marie Lepen au premier tour des élections présidentielles d'avril 2002. Ce qui avait fortement écorné leur crédibilité et remis en cause jusqu'à leur utilité. Que dire alors des instituts tunisiens qui n'ont pas encore acquis l'expérience nécessaire et ne disposent pas de moyens appropriés pour s'investir dans les sondages et études politiques. Le débat ici n'est pas de savoir si l'interdiction des sondages d'opinions à l'approche des élections va favoriser la saine émulation entre les listes, certains indicateurs pouvant éclairer l'opinion, mais plutôt d'éviter la possible connivence entre certaines forces politiques, quelques instituts de sondage et certains médias. Ce qui risquerait d'influencer les électeurs et d'instrumentaliser l'opinion publique. Et par conséquent de voir les instituts se transformer en faiseurs d'opinions et par là même en supports pour des hommes politiques, ceux qui ont les moyens de le faire. Entendre moyens financiers. Ce qui posera avec plus d'acuité la question de l'argent politique et les accointances entre certains acteurs politiques d'une part et les acteurs économiques et les médias de l'autre.