Arrêtera-t-elle de nous étonner? De nous titiller? Apparemment, Aicha Filali n'est pas prête de le faire de sitôt. Et c'est mieux ainsi. Alors que, ici et là, les expos se semblent et se ressemblent pour la plupart, nous proposant, au meilleur des cas, des créations dont la fin est simple délectation esthétique, Aicha Filali, avec une vision critique et un humour très personnel, interpelle, invite à réfléchir et bouscule le déjà-vu. Depuis vendredi dernier, l'une des plus remarquables plasticiennes tunisiennes — sinon la meilleure! — expose à la galerie Ammar-Farhat, à Sidi Bou Said. Elle nous propose cette fois une installation photographique, tenez-vous bien, grandeur nature (!) qu'elle a baptisée "L'angle mort". A l'entrée, des Tunisiens moyens, des hommes et des femmes nous accueillent... de dos. A priori, rien de très étonnant, sinon la taille, on ne peut plus humaine de ces personnages photographiés (1,70m), que nous pouvons facilement confondre avec les visiteurs. Un premier réflexe s'impose naturellement : tourner de l'autre côté voir les visages de ces êtres, les regarder de face, simplement. Mais voilà qu'à notre grande surprise, rien de tout cela n'est. Impossible. Car de l'autre côté, c'est le même dos qui s'offre à notre regard. La déception occasionnée par la désillusion est vite remplacée par une volonté incessante de résoudre l'énigme de ces double vues de dos et de trouver, désespérément, les visages de ces personnages. "Mais ce n'est pas normal, on doit absolument voir le visage quand on se met de l'autre côté", insistait une bonne dame aussi étonnée qu'indignée, lors du vernissage de l'expo. Et l'artiste de lui expliquer... en vain. Impossible de la convaincre, rien n'y fait! Car si les "Portraits en dessous" (2003) provoquent, ces portraits de dos intriguent et génèrent le trouble. Et pour cause. Aïcha Filali a soustrait le regard de ces personnes au nôtre, ne nous laissant voir que les dos. Elle a banni, de ce fait, un support important de la communication entre les individus dans la sphère sociale et un élément essentiel de la représentation des personnages en arts plastiques. La face, avec toutes ses composantes, devient alors un angle mort, cette zone inaccessible à notre champ de vision. Mais autant le regard est banni, autant celui du spectateur se trouve, au contraire, aiguisé davantage. Et autant la platitude de ces "êtres" est poussée à son extrême, autant elle se trouve compensée par les images infinies que peut construire le "regardeur" à travers son imaginaire. Car des dos, il y en a plein dans cette expo (tant que le droit à l'image ne couvre pas le dos!). Et ils se donnent à lire beaucoup plus que nous pouvons l'imaginer. Réunis suivant un montage étudié, dégagés de leur cadre et imprimés sur des panneaux en plexi (montés en paravents de deux, trois ou quatre volets), meublant ainsi l'espace de la galerie à la manière d'un labyrinthe, ils parlent, bavardent et disent long. Avec la "banalité" comme matériau, et le commun pour "objet", Aïcha Filali ne nous pousse pas à une contemplation naïve, mais bien à une réflexion profonde et intelligente, toujours dans la même veine et avec la même verve auxquelles elle nous a habitués. Avec "L'angle mort", elle vous invite à "voir la vie de dos". Une exposition qui vaut vraiment le détour.