Par Pr Khalifa Chater L'actualité semble annoncer des mutations importantes de l'ordre international. S'agit-il d'une volonté de rééquilibrage, d'une recherche d'une meilleure assise du pluralisme, ou tout simplement d'une identification de nouveaux centres d'intérêt ? L'analyse de la carte géopolitique montre, en effet, une redimension relative de certaines puissances. Fait d'évidence, l'analyste ne doit pas perdre de vue que les stratégies des puissances font valoir leurs ambitions, en relation avec les rapports de force et qu'elles corrigent et adaptent leurs réseaux d'alliance en conséquence. Mais la dynamique est souvent ralentie, paralysée ou mise en échec par la pesanteur de la géopolitique. Quels sont donc désormais les facteurs de puissance ? Les grands acteurs sont actuellement des puissances industrielles ou plutôt des puissances post-industrielles qui ont des possibilités d'interventions militaires, d'hégémonie économique, de surveillance technologique, dans cette ère de l'information et du renseignement. D'autre part, la possession de puissants moyens de diffusion de l'information explique leurs jeux de rôle, en tant que softpower, diffusant leurs visions. Nous empruntons la définition de Zbigniew Brzezinski, de l'acteur stratégique : “Tout Etat ayant la volonté et la capacité d'exercer puissance et influence au-delà de ses frontières” (Le grand échiquier, 1997). Paul Kennedy a annoncé dès 1989 la chute des grands pouvoirs (Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 1989). Mais rien ne semble accréditer cette prophétie qui associe les USA à ce déclin. Le pouvoir américain a été certes mis à l'épreuve lors de la présidence de Bush junior. Son unilatéralisme a été sérieusement contesté. Mais la tournure des événements sauvegarde les prérogatives de l'hyperpuissance. Le nouveau pouvoir américain sauve la mise en optant pour une politique plus multilatérale et en associant davantage les autres puissances à la prise de décision et à la gestion des grandes affaires (G8, G20, réunion des membres du Conseil de sécurité plus l'Allemagne, dans le contentieux de l'Iran). En tout cas, l'hyperpuissance américaine n'est pas contestée, dans la mesure où le monde reste, dans une large mesure, monopolaire. Elle domine la scène internationale et intervient dans ses différents champs. Cependant, il y a une redimension effective des puissances européennes non compensée par la constitution de l'Union, un géant économique, exerçant sur la scène internationale un pouvoir en deçà de sa capacité économique. Europe de l'Ouest, Europe de l'Est, alliance différentielle avec les USA, axes Berlin/Paris, Londres/Paris, différents pôles, la cohérence de la stratégie et du discours de l'Union européenne est encore affectée par ces divisions, sinon ces antagonismes. En dépit de grandes concertations, en vue d'engager un meilleur processus décisionnel, l'Union européenne n'a pas encore identifié une stratégie globale pour dynamiser son rôle sur la scène internationale. D'importants acteurs ont émergé sur la scène internationale. Des études ont fait valoir que le Bric (acronyme qui désigne le groupe de pays formé par le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine) aspire à prendre le relais de la contestation de l'ordre occidental. D'autres observateurs croient devoir ajouter la Turquie qui s'est illustrée par sa politique indépendante, en tant que puissance régionale. Des observateurs ont inscrit les relations internationales dans “la perspective d'une nouvelle ère centrée sur l'Asie”. L'émergence de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud annonce un changement de la donne. Mais l'analyse de la situation atteste que la grande mutation géopolitique annoncée ne se traduit pas en actes. Au mieux, elle serait différée, selon l'analyse de Gérard Chaliand. «Il n'y a pas, dit-il, de monde multipolaire en vue parce qu'il n'y a pas d'union entre Européens, pas de moyens à la mesure des ambitions de la Russie, parce que le Japon n'a toujours pas d'autre volonté qu'économique et que la Chine a besoin de temps. Enfin, parce que seuls les Etats-Unis, quelles que soient leurs difficultés ou leurs erreurs, ont la flexibilité et le dynamisme nécessaires pour faire face, avant les autres, aux mutations et aux défis» (l'Atlas stratégique. Géopolitique des rapports de force dans le monde, 1983). Nous constatons, en effet, que la puissance économique des grands acteurs d'Asie ne s'est pas encore traduite par des engagements conséquents dans la gestion des relations internationales. D'autre part, le Bric n'a pas érigé une politique alternative, à l'instar du tiers-mondisme, par exemple. Fait significatif, le rapprochement de la Russie et de la Chine des positions des USA au Conseil de sécurité et la non-participation de l'Inde, le grand acteur de Bandung, à l'initiative turco-vénézuélienne, reflètent un repositionnement différentiel. Dans l'état actuel des choses, la pesanteur géopolitique assure davantage la sauvegarde du statu quo, en dépit de l'émergence de grands acteurs d'Asie et leur prise en compte par leurs partenaires de l'establishment international.