Rached Ghannouchi a beau être accusé, depuis des lustres, de terrorisme, de financement illicite, de fraude électorale ou de blanchiment d'argent, il a finalement été arrêté pour une simple phrase des plus banales, voire des plus évidentes, signifiant que la Tunisie entrerait dans une guerre civile si jamais elle se débarrasse de l'islam politique ou de la gauche. C'est tout ce qu'a trouvé le régime de Kaïs Saïed et c'est suffisant pour déclencher la joie (mauvaise) de beaucoup, beaucoup, de Tunisiens. C'est has-been, c'est passé de mode, mais c'est toujours à l'ordre du jour pour Kaïs Saïed. Le président de la République adore les dates historiques. Il les adore tellement qu'il essaie toujours de leur tordre le cou pour les faire coïncider à la vie politique tunisienne. Son putsch, il l'a accompli le 25 juillet, date de la fête de la République. Sa consultation numérique a été collée au 20 mars, date de la fête de l'indépendance. La commission chargée d'élaborer un projet de constitution a été sommée de rendre sa copie le 1er juin, date de la fête de la victoire. Son référendum, il l'a organisé le 25 juillet, devenu anniversaire du putsch. Ses législatives, il les a organisées le 17 décembre, devenu fête de la révolution. Après la vie politique, c'est au tour de la vie judiciaire de coller aux dates. De la pure coïncidence, diront certains. Peut-être. Toujours est-il que plusieurs personnalités politiques ont été arrêtées à la Saint-Valentin du 14 février 2023 et que l'arrestation du président du principal parti de l'opposition Rached Ghannouchi a coïncidé avec la « nuit du destin », la veille du 27 ramadan. Une nuit considérée, par les musulmans, comme la plus sacrée, meilleure que mille mois. C'est évident, il y a du cynisme, dans l'arrestation du président d'Ennahdha et ancien président du parlement. Outre la symbolique de la date, le régime a choisi de l'arrêter au moment même d'El moghreb, signifiant à la fois l'appel à la prière et la fin de la journée du jeûne. Rached Ghannouchi, presque 82 ans, n'a même pas pu rompre son jeûne et accomplir sa prière, il a été emmené de suite à la caserne d'El Aouina, suite à un mandat d'arrêt émis par le parquet près du pôle antiterroriste et ce à des fins d'enquête dans une affaire en rapport avec ses dernières déclarations. Samedi dernier, au cours d'une veillée ramadanesque organisée par le Front de salut, il a dit que la Tunisie risque la guerre civile si jamais elle se débarrasse de l'islam politique ou de la gauche. Ça n'a rien d'une première, ce genre de propos a été mille fois répété par des hommes politiques et des journalistes. Ce n'est, ni plus ni moins, qu'un avis politique.
Sauf que ce n'est pas l'avis de tout le monde. Plus que l'arrestation elle-même, le côté théâtral a suscité la joie de milliers de Tunisiens, y compris de hautes personnalités. Rached Ghannouchi arrêté la nuit sacrée est un message divin. Dieu a enfin répondu aux appels de justice des centaines de victimes du président d'Ennahdha. Les propos pour lesquels il a été épinglé ? La majorité des Tunisiens qui ont réagi à l'arrestation y voient une menace flagrante de la paix civile. C'est le cas de la chroniqueuse Maya Ksouri qui s'est arrêtée longuement sur cette phrase, lors de son émission du lundi 17 avril sur Shems FM. Idem du côté du chroniqueur Zyed Krichen qui a dit que Rached Ghannouchi a, une nouvelle fois, raté l'occasion de se taire. N'empêche, que ces propos soient menaçants ou pas, le fait est que ce sont eux qui ont déclenché la procédure d'arrestation de Rached Ghannouchi. Et c'est là le couac, car c'est trop peu cher payé pour quelqu'un qu'on accuse, depuis des lustres, d'être terroriste et assassin. Depuis 2013, Rached Ghannouchi est considéré comme assassin et terroriste. Il est comptable de l'assassinat des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Ses fraudes électorales ont été épinglées par la cour des comptes, preuves à l'appui. Le lobbying américain dont il a bénéficié a été rendu public par le secrétariat américain de la Justice. Le financement illicite dont a bénéficié son parti est connu de tous. Son implication dans l'envoi des terroristes à Daech est une évidence pour un bon nombre de Tunisiens. On ne compte plus les articles de presse accablant Ennahdha et son président. Entre 2013 et 2021, il n'y a pas une manifestation où l'on ne scande pas « Ghannouchi assassin ! ». Durant sa période à la tête de l'assemblée, ses violations de la loi et ses tricheries en faveur de son camp sont épinglées par l'ensemble de l'opposition et les médias. Il est allé jusqu'à fermer les yeux sur les agressions physiques subies par des députés de l'opposition. C'est très simple, s'il n'y avait pas Rached Ghannouchi à la tête de l'assemblée, il n'y aurait jamais eu de putsch le 25 juillet 2021. Le premier fossoyeur de la démocratie tunisienne n'est pas Kaïs Saïed (quoique), mais bel et bien Rached Ghannouchi.
De fait, et au vu de tout ce pédigrée, il est difficile d'accepter qu'il soit arrêté, juste pour des propos controversés que n'importe quel analyste aurait pu prononcer. D'autant plus qu'il a plusieurs affaires en cours et celles-ci sont nettement plus graves que cette dernière histoire. Le bon sens refuse que l'on arrête Rached Ghannouchi, non pas pour terrorisme, mais pour bavardage ! Cela sent, à des kilomètres, le règlement de comptes et « la vengeance politique aveugle », comme l'a commenté Ahmed Nejib Chebbi, président du Front de salut. On n'a même pas besoin de preuves pour cela quand on observe le timing de l'arrestation. Il ne saurait être une coïncidence au vu de l'amour démesuré du président de la République qui s'est accaparé les pleins pouvoirs à la symbolique des dates. On balaie d'un revers les multiples vices de procédures qui ont accompagné l'arrestation (perquisition en l'absence de l'accusé, arrestation en dehors des horaires administratifs, instruction sans avocat…). « C'est un détail », a dit à ce propos Kaïs Saïed il y a quelques semaines pour qui les procédures sont là pour faire respecter le droit et non pour échapper à la justice. Peu importe le bon sens, peu importent les faits, peu importent les procédures, le nombre de Tunisiens contents de l'arrestation est nombreux. Pour eux, l'essentiel est que Rached Ghannouchi soit arrêté, même si ce n'est pas pour les bonnes raisons. Comme pour les autres personnalités politiques arrêtées en février, l'arrestation du président d'Ennahdha va faire couler beaucoup d'encre. Elle va également susciter plusieurs réactions internationales. Mais là, c'est une autre histoire. Kaïs Saïed savoure pour le moment sa vengeance et observe, avec allégresse, la joie des Tunisiens qui voient, en son geste, un message divin. Kaïs Saïed se voit comme un dieu qui, comme tous les dieux, n'aime pas les bavardages.